« Vous allez certainement beaucoup m’en vouloir. J’ai relu il n’y a pas si longtemps votre pièce Juliette ou la clé des songes, et je ne sais comment cela s’est fait, mais je m’aperçois que j’ai déjà mis le premier acte en musique. J’espère que vous ne serez pas fâché. Si vous avez envie de l’écouter, venez me voir ce soir, je vous le jouerai au piano ». On imagine aisément la stupéfaction de Georges Neveux à la réception du pneumatique de Bohuslav Martinů. Le dramaturge se déplace pour lui faire savoir qu’il s’apprête justement à signer pour la comédie musicale que Kurt Weill veut en tirer, n’a pas le temps de dire un mot que l’audition commence, et succombe immédiatement à ce qu’il entend. Les droits reviennent naturellement au Tchèque, décidément chez lui dans le surréalisme – il s’est déjà frotté au dadaïsme de Ribemont-Dessaignes (Larmes de couteau, Les Trois souhaits, Le Jour de bonté) et au poétisme de Nezval (La Voix de la forêt). En mai 1936, il s’attaque donc à son neuvième opéra, achevé huit mois plus tard.
Résumons : à la recherche de celle dont il tombait amoureux trois ans plus tôt, Michel, libraire parisien, débarque dans un village du midi peuplé de gens sans mémoire. Sa belle ne le reconnaît pas, les retrouvailles dégénèrent, et l’homme doit fuir sans elle. Au Bureau Central des Rêves, où se déroule l’acte III, il choisit de repartir à la conquête de son Eternel féminin, quitte à rester enfermé dans son fantasme et à sombrer dans la folie. Pour l’avant-gardiste Jindřich Honzl, qui mettra la création en scène, pas de doute : il s’agit évidemment d’une version actualisée d’Orphée et Eurydice. Dédicataire de cette partition à l’onirisme relevé de modernité stravinskienne (celle du Sacre et de Noces), l’ami Talich fait des miracles dans la fosse : « Tu as touché l’âme de l’œuvre qui est tellement cachée que seul un véritable artiste peut arriver à la deviner […] Je rentre à Paris avec de si beaux souvenirs que si je ferme les yeux, tout l’opéra retentit encore à mes oreilles comme un seul accord ».
L’ouvrage jette alors un certain trouble, mais la réalisation fonctionne à merveille. Dans le périodique Tempo, on lit : « Les éléments scéniques s’accordaient avec la musique de manière homogène, aucun détail n’altérait l’harmonie. Virtuosité, couleurs et richesse d’imagination [du chef] se combinaient à l’expressivité de la scénographie de Honzl, aux décors de F. Muzika et à la fascinante chorégraphie réglée par J. Jenčík ». Et František Bartoš de conclure sa critique en prédisant que le spectacle « tiendra une place importante dans l’histoire du Théâtre National ». Cette réussite reste pourtant sans lendemain. Hitler vient juste d’annexer l’Autriche et, puisqu’il lorgne dangereusement sur les Sudètes, la Tchécoslovaquie prépare la mobilisation partielle – chose faite le 20 mai. Le cauchemar commence.
Quatre-vingts ans plus tard, la production de Zuzana Gilhuus rend justice à Juliette dans la maison qui l’a vu naître.