Opus 1 ? Alors qu’en ce 17 février 1901, Gustav Mahler dirige la Wiener Singakademie et « son » Orchestre Philharmonique de Vienne après les longues répétitions imposées par sa méticulosité inquiète, il a déjà créé 2 symphonies, une partie de sa 3e et ses Lieder eines fahrenden Gesellen. Sa 4ème symphonie est prête et il a déjà composé son Knaben wunderhorn. Pourtant, ce jour-là, à 40 ans, il crée ce qu’il considère lui-même comme son tout premier opus, Das Klagende lied ou Chant de la plainte.
S’il le pense, c’est parce que cette partition vient de loin, et même du tout début. Le texte de ce Lied, Mahler l’a écrit alors qu’il avait 17 ans, en 1878. Il se trouvait alors au Conservatoire de Vienne. Lui était revenu en mémoire un vieux conte des frères Grimm, Der Sigende knochen, l’Os qui chante, repris par Ludwig Bechstein (1801-1860) sous le titre que Mahler conservera. Sa nourrice lui avait raconté cette histoire dès sa plus tendre enfance et, entendant à l’âge de 16 ans, une adaptation de ce conte par le poète Martin Greif, il lui était venu l’idée d’en faire un opéra féérique. Initiative vite abandonnée. C’est bien sous la forme d’un poème mis en musique que le jeune Gustav Mahler écrit finalement cette première grande partition, en 1880. Il est alors amoureux de Josefine Poisl, qui le rejette, plongeant l’instable compositeur dans une profonde dépression, dont on croit percevoir quelques noirs échos dans son lied.
Lorsqu’il termine la première version de son œuvre, en 1880, Das Klagende Lied compte trois parties : Waldmärchen (Contes de la forêt) ; Der Spielmann (Le Ménestrel) et Hochtzeitstück (Scène de noces), le tout pour 6 solistes, chœur et orchestre. C’est avec ce bagage qu’il se présente la même année à un concours organisé à Vienne par la Gesellschaft der Musikfreunde, en vue de décrocher le Prix Beethoven. Le jury a de quoi impressionner : Brahms et Goldmark pour les compositeurs ; Hans Richter et Johann Nepomuk Fuchs pour les chefs d’orchestre ; et pour couronner le tout, l’impitoyable critique antiwagnérien Eduard Hanslick. Curieusement, c’est le propre frère d’un des membres du jury, Robert Fuchs, qui remporte le prix pour son concerto pour piano, tandis que Mahler est sévèrement débouté. Peut-être parce qu’il est un ancien élève de Bruckner, que Brahms et Hanslick ne supportent pas. Henry-Louis de la Grange rappelle par exemple que Brahms avait déjà violemment rabroué les météores Hans Rott et Hugo Wolf, autres élèves et admirateurs de Bruckner, Brahms disant même à Wolf : « Il faut d’abord que vous appreniez quelque chose, ensuite nous verrons si vous avez du talent ». Nul doute cependant que l’esthétique de Mahler dans son Lied ait déjà indisposé un jury très conservateur. Il en prendra vite l’habitude avec ses symphonies et il encaisse déjà ces sentences qu’il entendra maintes fois claquer dans son dos au milieu des sifflets : « injouable », « bruyant », « dissonant ».
Ebranlé, Mahler s’empresse alors de ranger sa partition dans un placard. Il ne la ressort qu’une douzaine d’années plus tard, alors qu’il est premier chef à l’opéra de Hambourg. « Je ne puis pas comprendre – écrit-il alors – qu’une œuvre aussi étrange et aussi puissante ait pu jaillir de la plume d’un homme de 20 ans ! Ce qui reste le plus incompréhensible, c’est qu’il n’y ait rien à changer, même dans l’orchestration, tant elle est étrange et nouvelle ». Rien à changer ? Sans dire qu’il la révise, Mahler entend faire une « copie intelligente » de sa partition. Il supprime la première partie Waldmärchen (une demi-heure de musique, tout de même) et réduit les solistes à 3. On a vu relectures plus neutres… Il n’en remet pas moins son ouvrage dans le même placard. Il faut encore attendre presque 6 ans, alors qu’il est devenu tout puissant directeur de l’opéra de Vienne, pour qu’il fasse une nouvelle « copie intelligente » en vue de la première publication de la partition chez Weinberger. Il y ajoute quelques éléments de la toute première version (notamment un orchestre en coulisse, procédé qu’il affectionne, dans la Scène de noces). C’est cette version en deux parties qui est donc crée voici 120 ans et que Mahler considère ouvertement comme son « opus 1 ».
La tradition interprétative a conduit la plupart des chefs depuis Boulez en 1970 à réintégrer Waldmärchen contre les indications de Mahler lui-même, qui semblait considérer qu’elle déséquilibrait l’ensemble. On peut cependant regarder ce mouvement comme une introduction au Klagende Lied lui-même. La jeune reine y promet d’épouser celui qui découvrira une mystérieuse fleur rouge, « couleur de soleil » dans la forêt. Deux frères partent à sa recherche. Le plus jeune trouve la fleur mais s’endort sous un arbre. Tel un remake d’Abel et Caïn, son aîné le trouve ainsi assoupi et le tue pour récupérer la fleur, laissant le corps de sa victime se couvrir des feuilles d’automne.
Dans Der Spielmann, qui est donc la première partie du lied tel que créé en 1901, un ménestrel passe sur les lieux du crime et découvre un os, dont il fait une flûte. Lorsqu’il en joue, une plainte raconte l’histoire du meurtre du jeune homme. Le ménestrel se rend dans la ville, alors que les préparatifs du mariage battent leur plein : c’est l’Hochtzeitstück, la scène des noces, seconde partie du Lied. Le ménestrel vient donc jouer sa musique aux futurs époux. De sa flûte jaillit à nouveau la plainte. Furieux, le nouveau roi s’empare de l’instrument et joue à son tour. La même plainte se répand et l’accuse. La reine s’évanouit d’horreur, la cour s’enfuit, les murs du palais s’effondrent… On comprend confusément pourquoi initialement, Mahler avait pensé à un opéra, lui qui n’en écrira jamais. C’est Der Spielmann que je vous propose, ici par le jeune Rattle à la tête de son orchestre de Birmingham voici plus de 35 ans, avec notamment Robert Tear et Helena Döse.
Le style de Mahler est déjà très reconnaissable dans cette partition de jeunesse, même retouchée. Cette musique qui, lorsque vous n’y prenez pas garde, vous saisit par la main pour vous faire marcher au pas d’une grotesque et fantomatique musique militaire, puis vous envoûte au moyen d’une délicate sérénade, posant bientôt sur vous un visage fiévreux et farouche aux yeux peuplés de cauchemars, avant de vous montrer d’un doigt que la mort a décharné, le chemin perdu et toujours espéré de l’apaisant paradis.