Malgré les ponts d’or que lui offrent les théâtres italiens après l’immense succès d’Il Crociato in Egitto à Venise en 1825, Meyerbeer sait bien que le cœur de la vie lyrique européenne bat alors à Paris. L’accueil réservé à son dernier opéra au Théâtre-Italien l’a par ailleurs convaincu que son art peut trouver dans ce qui constitue désormais la capitale musicale du continent, un écho propice à sa gloire. Il a 34 ans et il est ambitieux. À nous deux Paris, comme dirait l’autre. Mais lui n’a pas besoin de se comporter en parvenu, il est attendu. Parmi les nombreux sujets qu’on lui propose et qu’il écarte, il retient finalement l’offre de l’influent directeur du Théâtre royal de l’Opéra-Comique, René-Charles Guilbert de Pixerécourt. Celui-ci lui propose les services de Germain Delavigne, qui vient de signer coup sur coup deux livrets pour Fétis (La Vieille) et Auber (Le Maçon). Meyerbeer, curieux de découvrir toutes les arcanes de l’Histoire de France jusque dans les récits populaires, s’enthousiasme pour la légende de Robert le Diable.
Cette vieille histoire normande remonte pour sa première trace écrite au XIIIe siècle, et lui est certainement très antérieure. Pour l’opéra qui se prépare, la légende n’est qu’un écho. Delavigne commence le livret, mais il est bientôt rejoint par Eugène Scribe, qui d’assistant devient auteur principal de ce qui va devenir Robert le Diable.
Comme dans le conte initial, Robert est bien le fruit de l’union entre sa mère et le diable, mais ce jeune adulte n’est pas franchement sur le chemin de la rédemption et se comporte en matamore insupportable et cruel. Il manque de massacrer le pauvre troubadour Raimbaut à Palerme, lorsqu’il entend ce dernier chanter l’histoire de Robert le Diable, fils du duc de Normandie et d’une femme qui s’est vendue au diable, et qui fait régner la terreur. Visiblement, Robert n’aime pas qu’on parle de lui, même en chanson. Dans sa troupe de criminels crasseux, un mystérieux chevalier suit partout Robert à la trace. C’est Bertram, qui n’est autre que le vrai diable, ou du moins un serviteur de ce dernier, et qui veille incognito sur « l’éducation » démoniaque de son fils.
Robert aime passionnément Isabelle, princesse de Sicile, qui feint de l’ignorer et qui fuit comme la peste ce Bertram qui ressemble quand même beaucoup à l’effigie du diable qu’on peut voir à l’église. Mais en fait, Isabelle est conquise par le beau Robert. Elle l’aide donc à s’illustrer pour elle (pour mieux pouvoir l’épouser) lors d’un tournoi auquel Robert est malheureusement empêché de participer : un prince grenadin l’a en effet défié soudainement en duel singulier. Ce prince est une marionnette de Bertram, qui, en ôtant Robert du tournoi, réussit ainsi à empêcher son mariage avec Isabelle, dont la protection divine est évidemment une menace pour lui et pour son projet : mener Robert à la damnation éternelle. Il suggère à son fils d’utiliser un rameau magique qui pousse sur la tombe de Sainte-Rosalie pour vaincre le Grenadin. Mais ce que Robert ignore, c’est que s’il utilise ce rameau, il sera damné. Ce dernier crée par magie une fausse tombe de Sainte-Rosalie, une fausse église, de fausses nonnes qui séduisent Robert, lequel cueille finalement le rameau. Mais Alice, fiancée du troubadour Raimbaut et sœur de lait de Robert, sait tout du funeste projet de Bertram et malgré les menaces de ce dernier, le révèle à Isabelle. Lorsque Robert arrive avec son rameau infernal, prêt à tuer tout son monde, elle invoque les cieux et son amoureux finit par briser la branche. Il est arrêté par les gardes. Bertram le sauve d’une mort certaine et lui offre, tel Méphisto à Faust, la tête du fameux Grenadin, toujours lui, contre une « petite signature ». Devant l’hésitation de Robert, Bertram lui révèle qui il est vraiment et que s’il ne réussit pas à le livrer aux Enfers avant minuit le même jour, lui-même sera fichu et seul Dieu décidera du sort d’Isabelle et de Robert. Ce dernier ne sait qui suivre : ce père qu’il aime et qui l’a sauvé, la mémoire sacrée de sa mère dont il entend la voix, l’amour d’Isabelle… La cloche de minuit tranche pour lui : Bertram est englouti par les Enfers et les portes de la cathédrale de Palerme s’ouvrent devant Robert : Dieu lui permet d’épouser Isabelle et le délivre de sa malédiction.
Il faut bien sûr pas moins de cinq actes pour une telle intrigue et c’est beaucoup pour l’Opéra-Comique pour lequel que le projet initial est en trois. Mais bientôt, il n’est plus question d’Opéra-Comique, puisqu’après un court mandat, Pixerécourt démissionne de la direction du théâtre en 1827, précipitant le projet aux oubliettes. Meyerbeer pense alors emmener sa partition en Allemagne pour l’y créer, mais Scribe, son co-auteur, s’y oppose. On se tourne alors vers Timothée Emile Lubbert, jeune directeur de l’Opéra, qui accepte de signer un contrat d’engagement fin 1829. Meyerbeer et Scribe vont alors transformer leur œuvre de trois en cinq actes et le compositeur révise sa partition. Comme il le pressentait, les goûts du public évoluent, ils veulent peu à peu autre chose que les codes policés de l’opéra comique. Meyerbeer a entendu le Siège de Corinthe et Guillaume Tell de Rossini, ou encore les dernières œuvres présentées par Auber, qui dessinent cette évolution à laquelle il adhère. Il veut devenir le premier d’entre eux pour ces « grands opéras ». Avec le contrat de Lubbert, la voie est ouverte. La Révolution de Juillet 1830 menace un temps le projet, mais un nouveau directeur, Louis-Désiré Véron, encore plus jeune que son prédécesseur et ouvert à cette même évolution, entend utiliser Robert le Diable pour ouvrir la saison 1831-1832 et frapper un grand coup. Il ne mégotte donc pas sur les moyens, à la grande joie de Meyerbeer. On engage les meilleurs : Adolphe Nourrit pour Robert (ténor), Nicolas-Prosper Levasseur pour Bertram (basse), Laure Cinti-Damoreau pour Isabelle (soprano), Julie Dorus-Gras pour Alice (soprano) et Marcelin Lafont pour Raimbaut (ténor). C’est l’immense danseuse Marie Taglioni qui dansera sainte Rosalie au milieu des nonnes. On fait faire les décors monumentaux et les costumes luxueux avec un souci méticuleux de la reconstitution historique par Duponchel et Cicéri. On engage le grand chef d’orchestre de l’époque, François Habeneck et on permet à ce dernier, avec Meyerbeer, de répéter pendant des mois jusqu’à la création du 21 novembre 1831, voici donc tout juste 190 ans. Des conditions idéales.
L’événement est, de fait, considérable, ce soir-là. On se presse salle Le Peletier pour voir le grand spectacle. Meyerbeer, superstitieux, est nerveux. Plusieurs incidents manquent de tout ruiner : une grosse croix s’effondre sur la scène, tout près de Julie Dorus-Gras au troisième acte. La fausse pierre tombale de Sainte-Rosalie, sur laquelle se dresse la Taglioni au moment du sempiternel ballet au troisième acte, s’actionne intempestivement à la façon d’une catapulte qui manque d’expédier la danseuse dans la fosse d’orchestre. Enfin, lorsque Bertram est englouti par les enfers, voilà que Levasseur agrippe Nourrit pour l’entrainer avec lui, laissant penser au public, interdit, qu’il n’y avait pas de happy end. Mais ces péripéties n’empêchent nullement le triomphe, énorme, retentissant. Toute l’Europe va en parler, l’œuvre est jouée partout. C’est comme un acte fondateur qui avait pourtant des précédents – et Guillaume Tell de Rossini était sans doute le plus grand d’entre eux – mais Meyerbeer frappe là à 40 ans tout juste le premier très grand coup de sa carrière. Robert le Diable sera joué plus de 750 fois à l’Opéra de Paris et au moins une fois par an entre 1831 et 1893, à quelques exceptions près. Il sera cité par nombre d’auteurs, paraphrasé ou pastiché par plusieurs compositeurs, pour tous types d’instruments ou d’ensembles. Plusieurs musicologues ont également dressé des parallèles ou mis en évidence des influences de Robert le Diable sur certaines œuvres de Verdi et même sur Parsifal de Wagner, avec un parallèle très documenté effectué par Walter Keller entre la scène des nonnes et celles des filles-fleurs.
Un tel triomphe si durable pendant tout le XIXe siècle peut nous étonner aujourd’hui tant l’œuvre est aujourd’hui devenue très rare sur les scènes comme au disque, comme c’est d’ailleurs le cas pour l’essentiel de l’œuvre de Meyerbeer. Il signe pourtant pour beaucoup – bien que cela ne fasse pas l’unanimité parmi les musicologues – le véritable manifeste de ce qu’on appellera le Grand opéra, œuvre d’art total avant l’heure que Wagner n’oubliera pas, malgré son aversion antisémite pour Meyerbeer et ses violentes critiques contre cette grandiloquence qu’il trouvait ridicule…
Dans l’éphémère retour en grâce de ce chef-d’œuvre, dans les années 2000, Bryan Hymel a particulièrement marqué la reprise du rôle de Robert, en particulier dans cette production du Royal Opera House de Covent Garden en 2012, avec ici le Bertram de John Relyea et sous la direction de Daniel Oren. Un spectacle heureusement gravé en DVD.