Après le Bal masqué créé à Rome en 1859, Verdi voudrait cesser de composer et se consacrer à son domaine de Sant’Agata. Il écrit à Piave : « Désormais, je suis complètement paysan, comme tu sais ». Il dit même « qu’il n’est pas prêt de répondre à l’appel des muses », antienne qu’il reprendra souvent, sincèrement la plupart du temps, ou parfois pour se faire un peu désirer.
L’unification italienne, sa propre aura politique et l’insistance de Camillo Cavour, chef du gouvernement piémontais, le conduisent d’abord à accepter de devenir député, un peu de mauvaise grâce, et il entre au Parlement de Turin en janvier 1861. Le début d’une nouvelle vie de notable ? Rien n’est moins sûr car la tentation du papier à musique ne tarde pas à le tarauder. Quelques jours auparavant, il a en effet reçu une lettre du ténor Enrico Tamberlick, qui lui écrit de Saint-Pétersbourg de la part du Tsar de Russie Alexandre II pour lui commander une nouvelle œuvre pour les théâtres impériaux (« J’ai entendu dire (…) que l’on pourrait vous persuader d’ajouter un autre diamant à la superbe couronne de vos opéras, à laquelle vous menacez maintenant de mettre un terme »). C’est Giuseppina Strepponi, la compagne de Verdi, qui reçoit la première cette offre et elle prend sur elle d’y répondre, sentant quelque frémissement de reprise chez son Giuseppe, en donnant un conseil inattendu aux demandeurs : « Insistez, embêtez-le, jusqu’à ce que nous l’obtenions »…
Verdi, enfin informé, prend son temps. Mais il est en réalité suffisamment intéressé pour jeter çà et là quelques idées sur le papier. Après Hernani et Le Roi s’amuse, il reviendrait bien à Victor Hugo et propose d’abord une adaptation de Ruy Blas, idée aussitôt écartée par la censure tsariste avant même qu’on lui soumette un texte. Plusieurs sujets seront envisagés, écartés par l’un ou par les autres, jusqu’à un Faux Dimitri tiré de Schiller. Mais c’est sur un drame d’Ángel de Saavedra y Ramírez de Baquedano, duc de Rivas, homme politique et poète espagnol qui a quelque chose de notre Lamartine alors que d’autres voient en lui un Hugo espagnol, que se porte finalement le choix verdien. Don Alvaro o la fuerza del sino est une pièce créée à Madrid en 1835 et c’est le fidèle Piave qui va, pour la dernière fois avant une cruelle maladie, l’adapter pour cet opéra qui met en scène l’inéluctabilité de l’impitoyable destin, qui n’empêche pas les situations très capillotractées façon Trouvère. Comme d’habitude, Verdi malmène brutalement son librettiste et toujours dans le même sens : il veut aller au fait. « Pour l’amour de Dieu, mon cher Piave, repensons-y sérieusement. On ne peut pas continuer ainsi ; on ne s’en sortira pas, c’est tout à fait impossible. Il faut que le style soit plus resserré. La poésie peut et doit dire tout ce que dit la prose, mais avec la moitié des mots en moins… Jusqu’à présent, ça n’est pas ça que tu fais… ».
Parfois prompt à réécrire l’histoire pour façonner sa propre statue (Verdi est profondément et parfois terriblement humain), le compositeur prétendra qu’il a tout composé en quelques semaines, entre août et octobre, alors qu’on sait qu’il n’en est rien. Il réutilise des idées amassées depuis deux ans pour le fameux Ruy Blas abandonné et montre qu’il n’a jamais vraiment cessé de composer. Fin novembre 1861, la partition est prête, à part l’orchestration. Verdi et Giuseppina Strepponi ont réuni de grandes quantités de victuailles bien italiennes (pâtes, riz, fromages, jambon) mais aussi bien françaises (pas moins de 120 bouteilles de Bordeaux !), mais aussi de grosses pelisses pour tenir le coup « dans la glace perpétuelle de Saint-Pétersbourg ». Le couple part alors pour la capitale impériale, via Turin, Paris, Berlin et Varsovie.
Tout est prévu au théâtre impérial de Saint Pétersbourg (le Mariinsky), flambant neuf (il a été inauguré en 1860). Mais ce nouvel opéra s’appellerait-il La Force du destin s’il n’était pas lui-même frappé par les coups du sort ? La soprano initialement pressentie, Emma La Grua, malade, déclare forfait. On ne trouve personne qui soit à la fois disponible et au niveau attendu par Verdi. Le théâtre, assailli par d’autres difficultés n’a pas d’autre choix que de renoncer à monter l’œuvre et Verdi s’apprête à résilier son contrat. On trouve néanmoins un accord pour que l’opéra soit créé pour le début de la saison 1862-1863.
Verdi en Russie © DR Wikipedia
Voici donc les Verdi de retour à Saint-Pétersbourg en septembre 1862 pour préparer la création de la partition. Le compositeur, déjà relativement peu satisfait du résultat initial, en a profité pour reprendre quelques éléments de la partition, notamment le duo du premier acte. Il fait un détour à Moscou où on donne Le Trouvère et où il est acclamé. Comme à son habitude, il fait travailler très dur les interprètes prévus pour la première, le 10 novembre (22 novembre dans notre calendrier grégorien). Mais une fois n’est pas coutume, il est très content des rôles principaux, en particulier de la soprano française Caroline Douvry Barbot, finalement retenue pour créer Leonora, et qu’il avait choisie pour Un Bal masqué, monté à Saint-Pétersbourg pour la première fois. Juste retour des choses, c’est bien sûr Tamberlick qui interprète Alvaro. Tout va pour le mieux malgré une petite péripétie : la future Preziosilla, Constance Nantier-Didiée, s’était montrée très contrariée par le choix de Caroline Barbot, ce qui avait provoqué en mars 1862 une grande colère verdienne, que le compositeur écrit en français dans le texte au directeur des Théâtres impériaux : « Je pourrais comprendre que Mme Didier (sic), quoi qu’elle n’en ait pas le droit, cherchât à ne pas chanter avec Mme Barbot ; mais qu’elle veuille en empêcher l’engagement, entraver mon ouvrage et la marche du répertoire, c’est vraiment trop fort ! Je n’accepte pas la tyrannie de Mme Didier ». Finalement, tout s’arrange et plus rien ne s’oppose au déroulement des événements.
Le soir de la première, le succès est total, sans être le triomphe attendu, en partie en raison de cabales de russes nationalistes et de jugements parfois doucereux de la presse locale : « Ce fut un succès, mais l’œuvre suscita moins d’enthousiasme que certains optimistes ont voulu le dire. Certes, le compositeur a été rappelé sur scène, et même après le premier acte où il n’y a rien du tout. Mais cela ne prouve-t-il pas seulement que ce genre de rappels n’indique pas forcément un succès sans partage ? (…) Et cependant, ce fut comme disent certains français un succès d’estime, mais sans véritable enthousiasme ». Le compositeur Serov va même plus loin en disant que si l’œuvre n’avait pas été sifflée, c’était par pure courtoisie. Verdi n’est d’ailleurs pas tout à fait dupe et restera lui-même modéré : « Hier soir, première représentation de La forza del destino, écrit-il à Tito Ricordi, son éditeur. Résultat : bon. Interprétation : très, très bonne. Décors et costumes d’une grande opulence. » Même si le tsar Alexandre assiste à la quatrième et décore Verdi de l’ordre impérial et royal de Saint Stanislas, le compositeur sent bien que quelque chose ne va pas. C’est pourquoi il reviendra à nouveau sur sa partition six ans plus tard, pour la Scala : nouvelle ouverture, qui remplace la brève introduction de 1862 et qui fera davantage pour la gloire de Verdi que tout l’opéra ; nombreuses retouches dans les duos et les trios ; nouveau finale, le tout pour tenter de redonner une cohérence à une partition qui ne l’a pas totalement retrouvée, mais qui a permis de la maintenir à l’affiche pendant 160 ans et pour longtemps encore !
Alors qu’une des grandes Leonora de notre temps, Anna Netrebko, s’apprête à reprendre le rôle à l’Opéra de Paris, c’est une autre figure très marquante que j’ai choisie pour illustrer cet anniversaire : Leontyne Price, ici en récital à New York en 1982 et pour qui le fameux « Pace mio Dio » n’a aucun secret.