Au début des années 20, Paul Hindemith a 25 ans. Violoniste et altiste, il est premier violon solo de l’orchestre de l’opéra de Francfort. Bientôt, il sera l’altiste d’un ensemblequi fera beaucoup parler de lui, le Quatuor Amar. Mais il écrit aussi. À 20 ans, il a composé un concerto pour violoncelle et quelques pièces pour piano. A présent, c’est l’opéra qui l’attire. Ou plutôt le théâtre. Et même une rencontre renouvelée entre le théâtre moderne et une musique qui serait « débarrassée » de l’héritage du siècle précédent, du bel canto au romantisme et du wagnérisme au postromantisme. Il veut être l’un des porte-drapeaux d’un langage lyrique nouveau, et il commence par une sorte d’expérimentation qui s’appuie sur le mouvement culturel d’avant-garde né après la guerre et dont la capitale est Berlin.
Sa source d’inspiration est Herwarth Walden, écrivain et dramaturge devenu l’une des figures du courant expressionniste, et qu’il a découvert à la fin de la guerre. Cette influence se manifeste dès ses Drei Gesänge (Trois chants) pour soprano et orchestre en 1917, partition qui se veut un écho musical à ces nouvelles tendances, novatrices voire révolutionnaires, qui n’amusent pas du tout son ancien professeur au Conservatoire de Francfort. Mais pour Hindemith, la “vieille forme” a vécu. Il veut révéler ce qu’il pense alors être le vrai. Mais ce premier essai ne trouve pas preneur et Hindemith ne l’entendra d’ailleurs jamais de son vivant. Il fera même mine de renier ces Chants lorsqu’il sera devenu un compositeur reconnu.
Quelques années après ce premier coup, Hindemith –qui commence à se faire connaître par ailleurs- pense donc en faire un nouveau à l’opéra, toujours avec les mêmes sources expressionnistes tirées du nouveau théâtre allemand; et toujours avec la volonté de casser les codes de la forme classique. Hindemith va donc travailler sur trois textes qui, pour trois opéras de poche (moins d’une demi-heure pour le premier et le troisième, à peine moins d’une heure pour Nusch-Nuschi), qui vont tous tourner autour d’un même thème : le désir, en particulier sexuel, et la liberté.
Le premier duo, avec le peintre et écrivain Oskar Kokoschka, donne le très explicite Assassin, espoir des femmes (Mörder, Hoffnung der Frauen). Le deuxième est l’adaptation d’une pièce d’un auteur spécialisé dans les récits érotiques et théoricien de la pornographie, Franz Blei, Nusch-Nuschi, spectacle lyrique très subversif pour marionnettes. Ces deux premiers opus sont créés non sans agitation à Stuttgart en 1921 sous la direction de Fritz Busch. Mais pas le troisième, que le chef refuse.
Il s’agit d’une partition composée très rapidement à la fin de l’année 1920 et qui devait clore le triptyque. Le livret est construit à partir d’une pièce d’August Stramm, Sancta Susanna. Cet autre dramaturge de la mouvance expressionniste est un disciple de Walden. Comme un point d’orgue, il aborde donc un sujet suffisamment sulfureux pour que Fritz Busch, pourtant défenseur de l’avant-garde, le rejette. Jugez plutôt : sœur Susanna est une religieuse cloitrée dans un couvent. Une nuit qu’elle prie dans la chapelle aux côtés de sœur Klementia, elle entend l’écho des ébats du valet et de la servante. Choquée mais tout aussi troublée, elle commence par jeter l’anathème sur les deux amoureux. Peu après, soeur Klementia, qui pense sa collègue malade et psychologiquement fragile, lui raconte opportunément une légende : une autre religieuse, sœur Beata, aurait été emmurée vivante, après avoir été surprise en train d’enlacer, entièrement nue, un Christ en croix. Au point qu’en plus de réserver un sort atroce à la religieuse, on a recouvert d’un voile les reins du fameux Christ. Obnubilée par cette histoire, de plus en plus tourmentée, Susanna croit entendre la voix de sa lointaine devancière, se dénude à son tour, retire le voile des reins du Christ en croix et l’enlace. Surprise par les autres nonnes, la voilà à son tour vouée au Diable par celles-ci, après avoir refusé d’expier son péché.
L’œuvre, au langage musical novateur mais qui ne tourne pas le dos à la forme traditionnelle et qui est bâtie sur une série de variations, finit par être acceptée par l’opéra de Francfort, la maison d’Hindemith, qui la crée voici tout juste 100 ans. Elle suscite un scandale prévisible, à plus d’un titre. Bien que rarement jouée, elle ne se départira jamais de son parfum de scandale, y compris dans certaines de ses reprises récentes, qui ont provoqué des réactions outrées d’organisations religieuses.
Pour l’occasion, voici l’intégralité de cet opéra encore rare sur les scènes et à l’exceptionnelle densité, dans une production de Lorenzo Maria Mucci, proposée par le théâtre de Pise en 2016, avec Elisabetta Farris dans le rôle-titre.