En cette fin d’année 1899, le jeune dramaturge et librettiste Jaroslav Kvapil hésite. Doit-il y aller ou pas ?
Si seulement les autres avaient accepté, il ne serait pas là à se torturer les méninges et à tourner en rond ! Et d’abord pour commencer, il ne penserait plus à cet Alois Jiranek, qui lui avait le premier commandé un nouveau livret d’opéra. L’obscur compositeur avait fait appel à Kvapil après le succès rencontré par les nombreuses traductions de contes étrangers par ce dernier et surtout par le triomphe public de la Princesse Dandelion (Princezna Pampeliška), pièce féérique du jeune dramaturge, créée en 1897. Kvapil avait alors à peine 29 ans. Mais en réalité, comment Jiranek aurait pu accepter ou refuser un livret qu’il n’a en fait jamais reçu ? Kvapil avait fini par se dire qu’il ne voulait pas confier son texte à un compositeur aussi douteux… Alors à qui ? Il avait bien essayé de le proposer à Oscar Nedbal, à Josef Foerster, au chef Karel Kovařovic et même à Josef Suk, tous bien en vue, mais tous avaient refusé.
Que pouvaient-ils bien reprocher à son histoire ? D’ailleurs, il ne l’avait pas totalement inventé, ce conte. Il en avait emprunté la trame à une valeur sûre, un écrivain célèbre et respecté, Hans Christian Andersen lui-même. L’idée d’adapter à sa façon la Petite sirène de l’auteur danois lui était venue pendant des vacances sur l’île de Bornholm, en pleine Baltique. Au demeurant, il n’avait pas de raisons de se faire des reproches. Après tout, Andersen avait tout aussi bien emprunté l’idée de son conte à Friedrich de la Motte Fouqué, dont l’Ondine était antérieure de plus d’un quart de siècle à sa Petite sirène. Kvapil avait été impressionné également par La Cloche engloutie de son contemporain Gerhart Hauptmann, parue en 1897. Mais l’ambition de notre jeune librettiste, porté par l’atmosphère de libération nationale qui traverse la Bohême depuis des décennies contre la domination autrichienne et dont l’opéra, depuis Smetana, est l’un des principaux vecteurs, c’est bien de raconter un conte tchèque. Et donc, si le matériau original est bien celui de ses devanciers, Kvapil fait quant à lui appel aux légendes et traditions de son pays natal, telle que, entre autres, la sorcière Ježibaba.
Et pourtant, à présent que ce livret et ses couleurs intrinsèquement nationales, ont été écartés par les compositeurs tout venant du cru, Kvapil hésite à s’adresser au premier d’entre eux, au monument national, à la référence suprême qui depuis la mort de Smetana guide l’école musicale tchèque : Antonín Dvořák lui-même. Ce n’est pas tellement que Kvapil soit timide. C’est surtout que le monument en question n’a pas une réputation très enviable auprès de ses collègues librettistes et que son caractère peut se révéler des plus ombrageux. En un mot, Kvapil est impressionné et il a peur.
Ce qu’il ignore à ce moment là, c’est justement que le compositeur aimerait bien écrire un nouvel opéra, alors qu’il vient d’achever Le Diable et Catherine (Čert a Káča) qu’il se sent plus que jamais inspiré par les contes et légendes locales. Peu auparavant, entre 1896 et 1897, il a achevé une série de poèmes symphoniques qui, tous, précisément, puisent dans ces récits féériques, comme l’Ondin, ce redoutable génie des eaux ; ou la tout aussi terrible Sorcière de midi… Tous sont tirés des poèmes de Karel Erben, le grand conteur tchèque. Ce qu’il faut à Dvořák, c’est donc un sujet de ce genre pour son nouvel opus lyrique. Mais il ne trouve personne pour le lui donner. En désespoir de cause, il se décide donc à lancer une sorte d’appel à contributions.
C’est bien parce qu’il l’a vu que Kvapil hésite encore et toujours… Tétanisé par la perspective d’une démarche auprès de Dvořák, le jeune librettiste s’en remet alors en désespoir de cause au directeur du Théâtre national de Prague, František Šubert, qu’il connaît bien, pour jouer les entremetteurs. S’il avait su ! Non seulement Dvořák est soulagé de recevoir une proposition, mais il l’accepte bien volontiers, non sans avoir consulté son ami critique Emanuel Chvala, qui lui recommande chaleureusement Kvapil. L’affaire est donc faite. Nous sommes en mars 1900.
Dvořák va alors se consacrer presqu’exclusivement à sa nouvelle partition, qui va lui prendre 7 bons mois, jusqu’en novembre, retranché dans sa coquette maison de campagne de Vysoká (aujourd’hui Vysoká u Příbramě), au point qu’on l’appelle parfois la « Maison Rusalka ». Son gendre Josef Suk raconte que Dvořák ne compose pas au piano. Il est assis à sa table le matin et, de temps en temps, il se met à jouer des extraits de ce qu’il a écrit plus tard dans la journée à sa fille Otilka et à son gendre. Voyant sa fille au bord des larmes, le compositeur s’écrit : « Vous voyez ? Imaginez donc ce que j’ai ressenti lorsque je l’ai écrit ! »
Très vite après l’achèvement de la partition, on passe aux répétitions, en vue de la création voici 120 ans ce 31 mars, au Théâtre National, sous la direction de son “patron”, le jeune chef Karel Kovařovic. L’idée de départ de ce dernier était de lancer par cette création un cycle complet des opéras du maître à l’occasion de ses 60 ans, projet qui ne verra cependant jamais le jour. Le rôle-titre est dévolu à Rūžena Maturová, créatrice de la princesse dans le Diable et Catherine. Le prince, lui, doit être incarné par l’un des meilleurs ténors de son temps, Karel Burian. Seulement voilà, l’artiste, un peu émêché, se dit soudain « indisposé », une heure trente à peine avant le lever de rideau, ce qui manque de provoquer l’annulation complète de la première. Le critique Otakar Šourek expliquera que le penchant du ténor pour la bonne chère et son incapacité à garder l’esprit clair lorsqu’il avait un peu trop fait la fête ont conduit tous ses collègues au bord du gouffre, « comme à son habitude », ajoutera Kvapil, furieux. Heureusement, on lui trouve un remplaçant au pied levé : Bohumil Pták. Du moins, c’est à lui qu’on pense car il a appris le rôle au cas où. Mais il n’a jamais été sollicité pour les répétitions et a même, le jour dit, occupé son temps à s’enregistrer sur un phonographe. La direction du théâtre et Dvořák lui-même courent donc chez Pták pour lui demander de monter illico sur scène. Le ténor ne se fait pas trop prier et malgré l’absence de repères sur la mise en scène réussit à remplir son rôle aussi bien que possible. Tellement bien d’ailleurs qu’il n’est pas pour rien dans le triomphe de cette création.
Car triomphe il y a bel et bien, et il est presque sans précédent depuis La Fiancée vendue de Smetana, avec laquelle Rusalka peut prétendre au titre de principal opéra national tchèque. Sa popularité n’a fait que croître dans le monde entier depuis lors. Dans les jours qui suivent, les critiques restent médusées par l’extraordinaire réussite du compositeur, mais tordent un peu le nez devant le livret du pauvre Kvapil, dont les personnages sont jugés presque insignifiants et même indignes de leurs divers modèles. Heureusement, le talent du librettiste pour adopter une versification en elle-même déjà très musicale, lui est largement reconnu. La boucle est bouclée : Kvapil ayant surmonté sa peur de rencontrer la statue du Commandeur et qu’il partage à présent un peu de sa gloire, les critiques peuvent bien piailler…
L’hymne qu’adresse Rusalka à la lune est sans doute l’air le plus célèbre de tout l’opéra tchèque, le plus universellement répandu. C’est pourtant le finale que j’ai choisi pour célébrer cet immense chef d’œuvre, qui contient, comme en condensé, toute la force expressive, tout l’habituel génie mélodique et toute la finesse théâtrale de Dvořák, qui n’aura jamais connu et qui n’aura pas davantage avec son dernier opéra un tel alignement des étoiles… avec la lune.
L’occasion de revoir ou plutôt de réentendre l’une des plus grandes titulaires du rôle titre de ces 25 dernières années, Renée Fleming, ici au Met avec Piotr Beczala sous la direction de Yannick Nézet-Séguin en 2014, dans une mise en scène trentenaire et, disons le, kitschissime d’Otto Schenck.