En ce début d’année 1861, Offenbach a grand besoin de redorer son blason, notamment auprès des critiques et plus généralement vis à vis de ses nombreux ennemis. Son Barkouf, créé à l’Opéra-Comique le 24 décembre précédent, est un échec cuisant et même retentissant. On sait par exemple la violence avec laquelle Berlioz en a fait la critique pour le Journal des Débats. Offenbach se replie donc dans son propre théâtre des Bouffes-Parisiens où, pour se refaire, il reprend Orphée aux Enfers à la fin de l’année 1860. Mais il lui faut une nouveauté et, depuis l’automne, la presse annonce qu’on créera un nouvel opéra-comique dans le théâtre d’Offenbach sur la base du Chandelier d’Alfred de Musset, pour laquelle le compositeur, quelques années auparavant, avait composé une petite musique pour la fameuse chanson de Fortunio, dans une représentation donnée à la Comédie-Française.
Les librettistes Crémieux et Halévy (ce dernier écrit encore sous le pseudonyme de Servières) fabriquent donc un texte et une intrigue autour de cette chanson, ressortie des cartons, et imaginent une suite à la pièce de Musset qu’il dédient à Paul de Musset, frère d’Alfred, qui était mort 3 ans auparavant. Dans leur livret, Fortunio est, bien des années après l’intrigue du Chandelier, devenu un notaire rangé et s’est marié à Laurette, plus jeune que lui. Un peu comme un « remake » de la pièce originale, l’un de ses clercs, Valentin soupire en secret pour la belle. Mais comment la séduire, comment l’attirer à lui ? Il déniche dans de vieux papiers une chanson qu’interprétait son patron par le passé, et avec laquelle il avait lui-même fait quelque conquête, notamment celle de Jacqueline, l’épouse de Maître André, dont Fortunio fut le clerc… Valentin s’approprie la chanson, qui fait à nouveau son petit effet : il séduit Laurette et par la même occasion, les clercs emballent leurs propres soupirantes.
En quelques jours et juste après le four de Barkouf, Offenbach écrit sur cette base fort simple et très ramassée (un acte de trois quarts d’heure) une partition pleine de légèreté et d’esprit, dont le merveilleux clou est précisément cette chanson, fort brève mais qui compte pour l’une de ses plus belles mélodies, d’une incomparable tendresse.
Voici juste 160 ans, le succès de ce petit ouvrage est fulgurant. À tel point que toute l’œuvre est bissée ! Offenbach tient sa revanche sur les critiques, dont l’un des plus acharnés contre Barkouf (ne comptez pas sur Berlioz pour aller aux Bouffes-Parisiens !), Emile Perrin, à la fois ancien et futur directeur de la Salle Favart et pour l’heure critique au Figaro, n’hésite pas à écrire que si Barkouf n’avait pas sa place à l’Opéra-Comique, La Chanson de Fortunio, en revanche, l’aurait aisément gagnée.
Le succès de ce petit opéra-comique ne se dément pas dans les années qui suivent et Offenbach le prendra dans ses cartons lors de ses tournées européennes. Partout, la pièce triomphe. En 1867, l’œuvre sera même donnée à Berlin pour l’anniversaire de la reine Augusta de Prusse, qui la fera jouer plusieurs fois à cette occasion les années suivantes. La cour de Berlin l’aime tellement qu’elle est à nouveau choisie pour le roi et la reine alors qu’il se trouvent avec Bismarck (et Offenbach qui y vient en habitué), à Ems, le 11 juin 1870, quelques semaines avant la fameuse dépêche…
Certes, Offenbach a eu ensuite bien des ennuis pour faire oublier que – bien que naturalisé français – il est né à Cologne. Il n’a donc pas, après la guerre, beaucoup d’empressement à ressortir une œuvre qui plait tant aux souverains allemands. Pourtant, on lui suggère fin 1873 de la monter enfin à l’Opéra-Comique. Mais le souvenir de Barkouf est encore présent et les échecs ou semi-échecs de Robinson Crusoé, Vert-Vert puis surtout, plus récemment, celui de Fantasio dans cette même salle l’ont passablement échaudé. Il répond ainsi à ceux qui le poussent à y monter La Chanson de Fantasio : « C’est très joli d’être joué à l’Opéra-Comique, mais avec qui ? Je n’ai pas grande envie de retourner à l’Opéra-Comique, surtout sous la direction de Du Locle, qui promet avant tout ce qu’on veut, et qui vous lâche ensuite avec une facilité digne de la plus grande putain de la terre. Oui je voudrais avoir Fortunio à l’Opéra-Comique, au moins dans de bonnes conditions. Si nous sommes mal joués, quel sera le sort de ce petit bijou (…) ? C’est de n’avoir que très peu de représentations et d’entendre dire par tout le monde que l’ouvrage n’était pas « digne » de ce théâtre, où l’on joue un tas d’ordures, mais enfin, pour une fausse bûche, on le dira. »
Hélas, La Chanson de Fortunio n’est plus jouée nulle part et c’est fort dommage. Quant à cette fameuse mélodie, on la trouve surtout dans son accompagnement pour piano, chantée aussi bien par des femmes (Suzy Delair, Yvonne Printemps…) que par des hommes, ténors comme barytons. Je l’ai choisie ici par le merveilleux Camille Maurane, qui en rend toute la sensibilité sans sensiblerie.