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Un jour, une création : 6 février 1813, le chef-d’œuvre d’un « génie vierge encore »

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6 février 2023

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Nous avions laissé Rossini, fin janvier 1813, avec l’échec du Signor Bruschino sur les bras. Mais je vous racontais qu’il préparait un grand coup. Cette fois, fini de rire : à l’automne 1812, on lui a commandé un opera seria pour le début de la saison 1813. Ce n’est pas vraiment son premier, puisqu’il avait commencé sa carrière par un drame, Demetrio e Polibio, à Rome en mai 1812, puis en avait composé un autre sous des habits d’oratorio, Ciro in Babilonia, pour Ferrare. Mais la modestie du premier et le four de ce dernier n’avaient rien fait pour sa gloire naissante, quoi que pense Stendhal de Demetrio, que l’écrivain met au niveau des œuvres de Mozart. Si bien que Rossini s’était fait surtout un nom sur ses œuvres bouffes.

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Rossini vers 1813

La Fenice, plus prestigieuse que le San Moisè du Signor Bruschino, lui donne donc l’occasion de briller autrement que dans une nouvelle petite farce et notre jeune compositeur (rappelons qu’il n’a pas encore 21 ans) n’a pas l’intention de laisser passer cette chance de réaliser son premier vrai opera seria, ce qui explique aussi que le Signor Bruschino, composé parallèlement ait pu en faire les frais. 

Pour l’argument, on se tourne vers Voltaire et son drame Tancrède, créé en 1760 à Paris. Il est possible que Rossini ait choisi ce sujet par connaissance de l’adaptation qu’en avait fait Pavesi quelques mois auparavant à la Scala de Milan.

C’est Gaetano Rossi, librettiste très expérimenté qui a beaucoup écrit pour Mayr, qui transforme la grande tragédie voltairienne de cinq actes en melodramma eroico en deux actes, Rossini n’ayant pas choisi de négocier la reprise du livret de Romanelli pour Pavesi. Rossi n’est par ailleurs pas un inconnu pour Rossini, puisqu’il est l’auteur de la première farce du compositeur, La Cambiale di matrimonio, toujours pour Venise, en 1810. 

Gaetano Rossi — Wikipédia
Gaetano Rossi, le librettiste de Tancredi

Rossini compose sa partition en quelques semaines. Il sait sur quelle distribution il peut compter et notamment que celle qui créera le rôle-titre sera l’alto Adelaide Malanotte, que Rossi avait engagée pour l’un de ses propres opéras à la Fenice l’année précédente. D’un caractère assez affirmé, elle commence par refuser l’air d’entrée qu’a écrit Rossini. Stendhal raconte la suite dans sa Vie de Rossini : « Comme cette excellente cantatrice était alors dans la fleur de la beauté, du talent et des caprices, elle ne lui déclara son antipathie pour cet air que l’avant-veille de la première représentation. Qu’on juge du désespoir du maestro ! (…) Le jeune homme rentre pensif à sa petite auberge. Une idée lui vient (…) En Lombardie, tous les dîners (…) commencent invariablement par un plat de riz ; et comme on aime le riz fort peu cuit, quatre minutes avant de servir, le cuisinier fait toujours faire cette question importante : « bisogna mettere i risi ? » Comme Rossini rentrait chez lui désespéré, la cameriere lui fit la question ordinaire ; on mit le riz au feu, et avant qu’il fut prêt, Rossini avait fini l’air Di tanti palpiti. Le nom d' »aria dei risi » rappelle qu’il a été fait en un instant. »

Adelaide Melanotte Montresor ,the first Tancredi | Arte, Ritratti, Battisti
Adelaide Malanotte, créatrice du rôle titre

Légende véhiculée par un admirateur éperdu qui tient Tancredi pour le grand chef-d’œuvre de son auteur ? Voire ! Le manuscrit autographe, conservé au musée scaligère, contient bien deux cavatines d’entrée en scène pour le rôle-titre : Di tanti palpiti et une autre pièce, Dolci d’amor parole, air très ornementé qui aurait pourtant pu plaire à une cantatrice soucieuse de briller. Il est donc possible que les deux aient servi…  Certaines recherches tendraient même à démontrer que Di tanti palpiti aurait bien été écrit en premier et non en second ! Mais comme on le sait, la gloire de cet air a rapidement été telle que la question ne s’est bien vite plus posée.

Mais la révolution provoquée par cette œuvre phare est ailleurs : c’est avec elle que Rossini inaugure la structure qui fondera ses œuvres futures, mais aussi une grande partie de l’opéra italien, au moins pendant la première moitié du XIXè siècle : les cabalettes, les cavatines, les concertati et autres ensembles nombreux, les finale… trouvent une place inédite dans Tancredi. L’orchestration trouve un éclat lui aussi inhabituel pour l’époque, si bien que certains parleront non pas d’un « wagnérisme » évidemment anachronique, mais d’ « harmonie germanique » (comprendre « lourde »).

Stendhal — Wikipédia
Stendhal, rossinilâtre (ou du moins tancredilâtre).

« Avant Rossini, il y avait bien souvent de la langueur et de la lenteur dans les opera seria ; les morceaux admirables étaient clairsemés, souvent ils se trouvaient séparés par quinze ou vingt minutes de récitatif et d’ennui : Rossini venait de porter dans ce genre de composition le feu, la vivacité, la perfection de l’opera buffa (…) il entreprit la besogne de porter la vie dans l’opera seria. » écrit Stendhal. La vie, celle qui fait tant rire dans les opéras bouffes qu’il a déjà écrits, anime tout autant ce drame austère qui, comme tous les opera seria de l’époque, finit bien, en dépit de l’original : Tancrède est victorieux de Solamir, roi des Sarrasins, et va pouvoir épouser Amenaide, qu’il croyait infidèle. 

Pour l’ouverture, reprise au dernier moment, Rossini s’auto-plagie lui-même en recourant à celle de la Pietra del Paragone, pourtant vieille d’à peine quelques mois mais créée à Milan et non à Venise. Tout s’annonce donc fort bien pour la première, voici 210 ans. 

Mais rien n’est simple à l’opéra. Au milieu du second acte, Adelaide Malanotte est prise de vertiges et chancelle. On doit interrompre la représentation. La suivante ne se passe pas mieux : cette fois, c’est Elisabetta Manfredini-Guarmani, qui chante le rôle d’Amenaide, qui se sent mal. La première complète n’aura donc lieu que le 11 février et remportera un énorme succès, malgré ou grâce à ses nouveautés. La gloire de Rossini aura tôt fait de faire le tour de l’Europe avec cette seule partition. 

Elisabetta Manfredini-Guarmani - Wikipedia
Elisabetta Manfredini-Guarmani, créatrice d’Amenaide

Quelques semaines plus tard, pour une première reprise à Ferrare, l’idée d’une finale plus conforme à la pièce originale fait son chemin soit dans l’esprit de Rossini, soit dans celui de l’amant de la Malanotte, Luigi Lechi, qui écrit le texte correspondant. Mais cette nouvelle fin ne plait pas et, pour Milan quelques mois plus tard, on restaure le lieto fine avec quelques autres petits aménagements. On oubliera longtemps la fin tragique alternative, jusqu’à ce qu’un descendant de Lechi trouve le manuscrit original dans des papiers familiaux, en pleine « Rossini renaissance ». Elle est plus courante aujourd’hui et plaisait d’ailleurs à Marylin Horne, interprète immortelle du rôle titre dans les années 70 et au début des années 80, que j’ai choisie ici en concert, un peu plus tard dans sa carrière, comme un hommage à celle qui vient tout juste de souffler ses 89 bougies. Elle chantait l’air d’entrée, dont ce fameux Di tanti palpiti dans ce concert où elle partageait la scène avec Montserrat Caballé. On ne compte d’ailleurs plus celles qui ont abordé le role ou simplement cet air, d’Ewa Podleś à Lucia Valentini-Terrani et de Cecilia Bartoli à Elina Garança, en passant par Agnès Baltsa, Teresa Berganza ou Fiorenza Cossotto, etc. Faites votre choix !

Tancredi fait donc l’effet d’une bombe dans le ciel lyrique de 1813. C’est évidemment encore Stendhal qui en parle le mieux ! « Ce qui me frappe dans la musique de Tancrède, c’est la jeunesse. Tout y est simple et pur. C’est le génie dans toute sa naïveté, et si l’on me permet cette expression, c’est le génie vierge encore ».

 

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