Connaissez vous Gabriel Dupont ? Il s’ajoute à la trop longue liste des compositeurs oubliés, dont on louait pourtant alors le talent et les promesses. Il faut dire que le pauvre Gabriel n’a pas vécu bien longtemps, fauché par la tuberculose à 36 ans le 3 août 1914, jour de la déclaration d’une guerre atroce qui allait elle aussi dévorer bien de ses collègues.
Né à Caen, cet élève de Massenet, Widor ou encore Gédalge au Conservatoire était pourtant plus qu’une promesse dans la vie musicale française de la fin du XIXème siècle. Travailleur acharné malgré une maladie qui l’affaiblit, il se présente à 4 reprises au Prix de Rome, mais ne remportera que le « Premier Second Grand prix en 1902, « battu » par André Caplet, mais « vainqueur » de Maurice Ravel, grâce à sa cantate Myrrha.
Compétiteur, il se présente l’année suivante au concours Sonzogno, qui prime l’écriture d’un opéra. Il l’emporte face à 235 autres candidates avec La Cabrera, sur un livret de Henri Cain. Déjà très affaibli par la maladie, il ne pourra pas retirer lui-même son prix. Se sentant dès lors condamné à plus ou moins brève échéance, vivant presque reclus, il se met à écrire avec une sorte d’acharnement désespéré. Son œuvre comptera d’assez nombreux opus dans tous les genres, dont beaucoup de mélodies, de musique de chambre et de partitions pour piano comme pour orchestre, dont les Heures dolentes, qui lui valent son plus grand succès.
Dans sa course contre la montre, il aura le temps d’écrire 3 autres opéras après La Cabrera : La Glu, créé en 1910 ; La Farce du cuvier, créé en 1912, admiré – le fait est à souligner – par Debussy et enfin Antar, qui sera créé près 7 ans après sa mort.
Ce conte héroïque oriental tiré des Mille et Une nuits repose sur un livret de l’écrivain libanais Chekri Ganem, à partir de sa propre pièce, créée en 1910 et qui utilise comme musique de scène, outre des pièces de Ravel, la partition écrite par Rimski-Korsakov, « qui n’a avec la légende d’Antar qu’un rapport extrêmement lointain, et n’offre avec elle qu’une similitude de titre et une certaine affinité de coloris oriental », souligne Ganem devant la presse lors de la création de l’opéra.
« J’avais été bercé par cette légende d’Antar, explique également l’écrivain, que les conteurs arabes développent dans les veillées, par l’histoire diversifiée de ce poète héroïque dont les vers sont conservés et qui, peu à peu, est devenu légendaire. J’avais gardé de ces contes un souvenir très vivace et je me suis procuré, pour me documenter entièrement, les sept gros volumes en arabe où l’histoire et les exploits d’Antar se trouvent exposés. Puis, refermant les volumes dont j’avais seulement assimilé la substance, j’écrivis mon drame, le situant, conformément à l’histoire, au VIe siècle de l’ère chrétienne, quelques années avant Mahomet avec lequel j’imaginai même, grâce à un léger accroc à la vérité historique, qu’Antar avait pu se rencontrer. »
C’est l’éditeur Henri Heugel, qui suggère au dramaturge d’adapter sa pièce pour l’opéra et c’est lui qui lui souffle le nom de Gabriel Dupont. La collaboration entre les deux artistes est parfaite et Dupont demande à Ganem de conserver autant qu’il le peut ses vers originaux. Le livret est donc très proche de la pièce, si ce n’est l’ajout du personnage de la mère d’Antar, afin de pouvoir distribuer une voix de contralto. Dupont intègre également des thèmes arabisants à partir de chansons fredonnées par Chekri Ganem lui-même.
L’opéra compte 4 actes et 5 tableaux et s’appuie sur une orchestration très riche. Il raconte l’histoire d’un berger de la tribu des Bani Abs, Antar, qui repousse courageusement l’attaque d’une autre tribu et libère dans le même temps la belle Abla, fille de l’émir Malek, qui avait été enlevée par les assaillants. Malek demande à Antar ce qu’il souhaite en récompense et le berger demande la main d’Abla. Mais la princesse est déjà promise à un noble, Amarat. Il propose donc à Antar un défi a priori impossible à relever : Antar pourra épouser Abla s’il conquiert la Perse en 5 ans. Antar relève le défi et accomplit des exploits extraordinaires. Mais Amarat, voyant qu’il va perdre sa promise, fait assassiner le héros au moyen d’une flèche empoisonnée. Antar, juste avant de mourir, se hisse sur son cheval et se cale de façon à rester droit même dans la mort, la main appuyée sur sa lance. La seule vue de ce cadavre ainsi dressé fait fuir ses ennemis.
Condensé de poésie, d’expressivité et de sensibilité, richement orchestrée mais sans excès d’orientalisme, la partition de Dupont est à la fois son chant du cygne et son chef-d’œuvre. Il la termine lors d’un séjour à Arcachon, en 1913. L’œuvre doit être montée à l’Opéra en octobre 1914 et il parvient à grand peine à assister à quelques répétitions à la fin du printemps précédent. Mais, on l’a vu, la guerre et la mort arrivent le même jour chez Gabriel Dupont.
Le directeur de l’Opéra, Jacques Rouché, tient pourtant, après le caraclysme, l’engagement pris avant lui par André Messager et Leimistin Broussan, ses prédécesseurs. L’œuvre est donc créée voici 100 ans, le 14 mars 1921, sous la direction de Camille Chevillard, avec Paul Franz dans le rôle titre et Fanny Heldy dans celui d’Abla, avec grand succès. La partition ne sera pourtant reprise que 25 ans plus tard à Paris, puis jamais plus. René Dumesnil, qui rend compte de cette reprise de 1946 dans Le Monde, écrit à propos de la partition : « Gabriel Dupont a écrit une partition fort développée, et dont la qualité essentielle est la sincérité. La sensibilité y est souveraine ; elle se montre au grand jour, sans souci de s’abriter derrière les conventions de la mode qui, dès l’époque où le compositeur achevait son œuvre, préservait déjà les effusions, même les plus franches, les plus directement venues du cœur. »
Il n’existe presque pas, hélas, d’extraits d’Antar de Gabriel Dupont, à part cette captation, de qualité malheureusement assez médiocre. Elle provient de l’opéra de Kiel, qui a eu le courage, lui, de monter cet opéra trop rare en 2009 et dont voici le finale, avec Daniel Magdal dans le rôle titre. Au moins peut-on se faire une idée du foisonnement de cette partition, en attendant, peut-être, qu’un directeur de théâtre, au retour des jours heureux, ne rende justice à ce chef-d’œuvre.