......
|
(Peter Mattei)
Don
Giovanni achève sa course en enfer. Séducteur
engagé dans toutes les transgressions et méritant la
damnation éternelle, Don Giovanni, comme nombre d’autres
Don Juan, s’apparente au démon. C’est le fond
métaphysique de la fable, n’y revenons pas.
Chez Mozart, cette dimension métaphysique ne s’assortit
d’aucune déclaration de principe, d’aucun
raisonnement articulé. On chercherait en vain dans Don Giovanni des
affirmations péremptoires comparables à celles
qu’on trouve dans tant d’autres versions du mythe, et qui
sonnent comme autant de défis rationalistes,
matérialistes, anti-religieux, etc.
Mozart inscrit son personnage dans une course effrénée, dans un inlassable presto.
La contrepartie de cela, c’est la labilité du personnage.
Il ne tient pas en place, n’est assignable à aucune.
Insaisissable, il est indéfinissable.
Il y a plus : ce Néant vers lequel il se rue, il semble le
porter en lui et le propager. Chez Mozart, Don Giovanni se jette
d’un Néant dans l’autre. L’horizon n’est
pas celui d’une présence supranaturelle, mais
d’abord d’une complète vacuité.
DERRIERE LE MASQUE, RIEN.
Ainsi les jeux de masques et les travestissements qui émaillent
l’œuvre. C’est là un truc dramatique
très cher au XVIIIe siècle. C’est aussi un
raffinement d’ambiguïtés.
Don Giovanni est maître en parodie. Il adapte son langage
à son interlocuteur avec une flexibilité
étonnante. Tous en font les frais. Donna Anna : la
tentative de possession nocturne repose certainement sur autre chose
que la perfection d’une ressemblance physique avec Ottavio. Don
Giovanni sait parler à Anna avec tous les égards dus
à son rang, et recourir à toutes les tournures du langage
de cour. Avec Elvire, qu’il enjôle et cajole de
manière éhontée. Avec Zerline, il emploie des
images rustiques. Victime invisible enfin, la servante d’Elvire,
à qui s’adresse la sérénade.
Ce qui est très étonnant dans ces grandes scènes
de parodie, de séduction par l’artifice, c’est le
caractère univoque de la musique de Mozart. Les grandes formes
de la rhétorique musicale – le duo d’amour, la
sérénade – sont certes détournés,
mais ils ne sont en rien caricaturés, en rien parodiés.
Il est impossible d’injecter dans la sérénade le
moindre soupçon d’ironie sans en ruiner tout
l’édifice. De même le duo avec Zerline ne
supporterait pas d’être interprété cum grano salis.
Il y a quelque chose dans l’art de la feinte qui, paradoxalement,
suppose un premier degré. Mozart ne nous montre pas un Don
Giovanni distancié, mais un Don Giovanni sérieux.
Le double fond de ce qu’il dit ou fait est certes
révélé par le récitatif qui
précède ou qui suit. Dans le feu de l’action, il
est à ce qu’il fait, il est ce qu’il fait.
Deux situations seulement échappent à cette
constante : le duo de « reconquête »
d’Elvire, sciemment manipulateur, et l’air Metà di voi, sciemment usurpateur.
Cette manière de traiter les situations les plus ambiguës
souligne une dimension fondamentale du personnage : son aptitude
aux fluctuations rapides, son adaptabilité, son
caméléonisme extrême. Don Giovanni n’est pas
spectateur de lui-même. D’instinct il adopte le ton et les
mots requis ; c’est après-coup qu’il prend la
distance du critique.
La vitesse même, la hâte, cette précipitation dans
laquelle Mozart jette son personnage interdisent les trop nombreux
retours sur soi. Constante projection, acharnement, idée fixe
– maniaque, névrotique - , mots-clefs de Don Giovanni.
Tout cela qui annule son identité pour faire de chaque geste
l’expression circonstancielle de l’instinct, une permanente
imitation, le reflet en creux de celle qu’il a en face de lui. Ce
n’est pas une stratégie, c’est une compulsion. Ce
n’est pas un masque, c’est un visage changeant. Ce
n’est pas un être unique, c’est une variation, une
pluralité.
Tout cela tourne autour d’un point aveugle. Autour d’un
foyer obscur. Autour d’une zone vide que rien ne saurait combler.
C’est le Néant intime de Don Giovanni.
L’avidité de posséder est la contrepartie du
Néant.
Dans ce vaste désert se joue la force mythique du Don Giovanni de Mozart.
Peter Mattei (Don Giovanni) & Sara Ollson (Donna Elvira) (droite)
Royal Stockholm Opera © Alexander Kenney
LE NEANT DU SURMÂLE
La négativité qui le mène, l’abîme
intérieur qu’il trahit, donnent naissance à une
figure de fantasmagorie propre à cristalliser toute la
fantasmatique virile. Du reste, la postérité critique de
Don Giovanni est très largement le fait d’hommes
fascinés par cette figure, et jamais lassés de la
questionner.
Le Néant de Don Giovanni engendre la démesure. Le
catalogue en est le signe le plus sûr. Que dit le catalogue de
Leporello ? Que Don Giovanni est partout, en tout pays, et
qu’il les a toutes. Il a eu mille et trois femmes en Espagne.
Dans les autres pays, il les compte aussi par centaines, y compris dans
la lointaine et mystérieuse Turquie, dont le nom seul
éveille les rêves les plus parfumés. L’Air du
Champagne donne la mesure de cette démesure : la nuit
augmentera la liste d’une dizaine de conquêtes – au
moins.
Da Ponte et Mozart ont porté à l’absurde
l’hypervirilité de Don Giovanni.
L’ « épouseur à toutes
mains » de Molière devient un coucheur en
série dont l’ubiquité sexuelle est
délirante, comique et un peu inquiétante.
Accusant le trait, ils ont introduit le personnage de Don Ottavio.
S’il est du même rang que Don Giovanni, il a la
fragilité du ténor. A Don Ottavio, Donna Anna fait subir
les atermoiements de la virginité prénuptiale, mais
à un Don Giovanni nuitamment (et soi-disant) pris pour Ottavio,
elle semblait prête à accorder davantage.
Don Ottavio est un double inversé de Don Giovanni, mais
c’est aussi un double humilié. De même, Masetto
n’est pas seulement congédié par Don Giovanni
lorsque celui-ci tente de séduire Zerline : c’est
Zerline même qui prie Masetto de s’éloigner, devant
toute la noce. Enfin, Leporello lui-même se trouve humilié
par un Don Giovanni déguisé qui en profite pour
séduire l’une de ses « belles ».
Trois hommes, trois personnages humiliés par la vigueur de Don
Giovanni, qui de toutes obtient (presque) tout. Cette surpuissance
virile n’est pas seulement le fait d’un suborneur, mais
relève presque de la magie. Don Giovanni est voulu par Mozart et
Da Ponte non comme un simple séducteur, fût-ce de
génie, mais comme un Surmâle. Il est un Hercule du sexe.
Clairement, cela prive Don Giovanni de toute vraisemblance, cela
souligne sa puissance quasi mythologique, sa virilité
surnaturelle (voyez le don de sentir « l’odor di
femmina »). Toute substance psychologique s’efface au
profit d’une dimension supra-humaine, hors-normes, fantasmatique.
Don Giovanni n’a aucun état-civil : il est une Manie
en marche, une Névrose en action, un Instinct en
développement. C’est le mythe de l’instinct en
liberté. On est plus proche de Sade que de Molière.
L’affrontement avec le Commandeur est le combat
d’égal à égal entre deux êtres
surnaturels en proie à leur Néant.
Peter Mattei & Lennart Forsén (Commandeur)
Royal Stockholm Opera © Alexander Kenney
LE DEREGLEMENT DE LA MACHINE
Beaucoup ont été tentés de trouver dans Don Giovanni un reflet de la pensée du temps, du Zeitgeist
des Lumières. Cette façon de transgresser l’ordre
établi se rapprocherait alors de la tentation de cette
époque d’en finir avec les hiérarchies sociales
séculaires, avec les conventions vermoulues, etc. etc.
Don Giovanni serait un héraut des libertins du temps, au premier
rang desquels Casanova, dont Da Ponte était l’ami :
« Viva la libertà ! »
Les mêmes mots toujours reviennent : divertirsi et presto.
Hâte de jouir, hâte de consommer, même au prix de la
transgression, nous sommes dans l’esprit de cette folle
« énergie » des Lumières.
C’est avec Sade que la parenté est la plus
évidente. Don Giovanni-Sade la mort est l’issue
rapide et logique de la frénésie ; elle
s’impose comme seule limite à des instincts
déchaînés. La mort, ce n’est pas assez dire.
Il faudrait parler de meurtre. Le meurtre est chez Sade l’ultime
stade de la débauche ; il l’est aussi chez Don
Giovanni. Meurtre du Commandeur succèdant à la tentative
de viol sur sa fille. De même, le passage à tabac de
Masetto, laissé pour mort. Et cette volonté
affichée de sacrifier Leporello (Finale de l’acte I). La
brutalité meurtrière est l’exact complément
de l’expansion libertine.
Cette pente destructrice n’est jamais aussi prononcée chez
Don Giovanni que lorsqu’il s’agit de lui-même.
Au moment où nous le prenons, Don Giovanni est proche de sa fin.
Sa carrière est réussie. Mais voici des revers. Il ne
cesse de s’étonner de la succession d’échecs
qu’il rencontre : avec Anna, avec Zerline, avec la belle de
Leporello, sans parler des complications qu’apporte le retour
d’Elvire.
Or de ces échecs le seul responsable est Don Giovanni
lui-même. C’est lui qui tente de violer Donna Anna.
C’est lui qui tente grossièrement de posséder
Zerline, au moment où tous les témoins possibles sont
assemblés. C’est lui qui dévoile trop vite son
identité à la belle de Leporello, qui alerte son monde.
C’est lui qui, à force d’arrogance et
d’impudence, attire la vengeance.
L’action à laquelle nous assistons est le moment de
l’exaspération finale. Moment où
l’avidité sexuelle et la cruauté
s’épuisent en une anarchie d’initiatives hasardeuses
et radicales. Les matérialistes du XVIIIe siècle
comparaient l’homme à une mécanique. Ici, la
machine s’emballe, et se dérègle. Il y a là
une autodestruction dont l’œuvre de Mozart est le
récit – raccourcis, ruptures, transitions abruptes
abondent, qui disent assez que la hâte affichée est un
désordre, mieux : un spectaculaire
« désordonnancement ».
Les principes hédonistes apparaissent comme un vernis qui se
craquelle sous des puissances plus souterraines et autrement radicales.
Tout ici, plongé dans la nuit d’Espagne, semble
rongé, abîmé, défait. Dans le
récitatif de Don Giovanni s’entendent non seulement la
fièvre de posséder, mais l’hypertension
angoissée du névrosé qui constate que lui
échappe son fétiche.
De quelque côté que l’on le tourne, Don Giovanni
charrie une dose inhabituelle de noirceur et d’aigreur. La
compréhension nocturne, inquiète, des Romantiques, et
d’abord d’E.T.A. Hoffmann ne s’est pas par hasard
emparée de ce chef-d’œuvre pour définir un
rapport au monde pétri d’angoisses, d’obscure magie,
de sentiments exaspérés et rageurs, de douleur enfin.
Partitur, Druck, Leipzig, Breitkopf & Härtel 1801, Titelkupfer
Karlsruhe - Badische Landesbibliothek, Don Mus. Dr. 2088a
CE QUE MOZART NOUS DIT
Parmi tant de ténèbres qui progressivement
s’assemblent, une source de lumière. Le personnage de Don
Giovanni a beau être magnétique, mythique, fascinant, ce
n’est pas lui qui retient principalement l’attention
musicale de Mozart. Ce sont ses victimes. Au premier rang, Anna, Elvire
et Ottavio. A eux revient ce trio central, moment de suspension par
où soudain la lumière fait irruption : le trio des
masques. Qu’est-ce que ce trio ? une prière. A eux
encore d’autres de ces moments où surgit
l’expression d’une détresse,
c’est-à-dire d’un espoir.
Et de quoi alors est-il question ? Le grand air d’Anna,
« Non mi dir », parle d’honneur mais
surtout de pitié, et même de la pitié du ciel:
« forse un giorno il cielo ancora/Sentira pietà di
me ».
Le grand air d’Elvire, « Mi tradi », parle
de vengeance, mais aussi de pitié, et même de pitié
pour le séducteur – humaine compassion, donc. L’air
d’Ottavio, Dalla sua Pace, parle d’amour vrai et durable.
Ces trois-là sont les trois victimes, les trois dupés, et
passent bien souvent pour les trois naïfs, posture qui n’est
pas réservée seulement au benêt Masetto. Dans le
processus même de création, c’est à eux que
Mozart est revenu, écrivant un autre air pour Ottavio, et un air
pour Elvire, quand les trois airs de Don Giovanni cumulent à
peine six minutes, et n’atteignent jamais à ce
degré d’élaboration suprême qui
s’entend dans les airs des trois personnages cités.
Si l’on ajoute à cela les deux airs de Zerline où
s’entend toute la tendresse du monde, avec ce qu’il y faut
de vitalité simple, ce que nous dit Mozart est on ne peut plus
clair, on ne peut plus transparent : la rédemption vient
des victimes. Aux offensés seuls est donnée la
grâce.
Ce qu’il nous dit par surcroît se lit dans la pure
splendeur de ces airs, dans leur manière infiniment
délicate de faire naître l’émotion, dans cet
emploi élégiaque de la vocalise à
l’italienne. Face à tant de noirceur, la beauté
seule sauve.
Ce que le Néant de Don Giovanni met au jour et sublime,
c’est cette irréductible dignité. Là
s’entend la voix véritable de Mozart, là se
révèle ce qu’une fois de plus il voulait mettre
tout son génie à inlassablement
célébrer : la détresse, la solitude des
femmes, et leur beauté.
Sylvain Fort
|
|