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Gabriel Dussurget
Voici
dix ans disparaissait « Le magicien
d’Aix », grand ordonnateur du miracle aixois et figure
majeure de la vie lyrique. L’Association Gabriel Dussurget a,
à cette occasion, attribué à Stéphane
Degout le prix Dussurget, remis par Edmonde Charles-Roux. C’est
l’occasion pour nous de retracer la vie et le parcours de cette
personnalité hors du commun.
Dans les dernières années de sa vie, Gabriel Dussurget
avait quitté son grand appartement du boulevard Magenta pour un
appartement plus modeste, rue de Dunkerque. Il en avait abattu les
cloisons pour laisser entrer toute la lumière de ce dernier
étage. Les toits de Paris s’offraient à vous comme
dans un décor de La Bohème.
Le Sacré-Cœur veillait là-haut, avec sa ronde
bonhomie. Rien, dans cet appartement, n’était
concerté. Ce n’était pas un appartement
décoré avec apprêt. L’Aigle de l’Empire
qui étalait ses ailes de bois sur un mur avait bien peu de
points communs avec le demi-queue où Olivier Messiaen avait
composé les Vingt regards sur l’enfant Jésus.
Mais tout était harmonieux. Quelques livres (Proust,
Saint-Simon), un divan, une lourde table, des fleurs, des plantes, des
baies vitrées et cette petite table ronde sous la
véranda, pour déjeuner en intimes. Tout trouvait son
unité dans la personnalité et la mémoire du
maître des lieux. Dans son regard, qui était bleu et vif.
Cette unité était harmonie.
Qu’on me pardonne un souvenir personnel. Je fus amené chez
Gabriel par un ami en septembre 1992. Il devait mourir en juillet 1996.
Un peu moins de quatre années où il ne fut guère
une semaine sans que nous déjeunions ensemble. J’avais
vingt ans, j’étais parfaitement ignorant de tout et
grisâtre. Auprès de Gabriel je découvris
qu’il était possible d’aborder la vie avec
grâce, avec cette légèreté tout à la
fois moqueuse et sérieuse dont il avait trouvé
l’écho précieux chez Mozart. Je
l’écoutais raconter Aix, les chanteurs, les
décorateurs. Je respirais une certaine qualité
d’air. Un certain esprit. Il était caustique, drôle,
bondissant. Il ne pontifiait jamais. Ne se mettait jamais en avant. Je
ne savais plus si j’étais rue de Dunkerque à la fin
du XXe siècle, ou dans quelque salon où aurait
survécu miraculeusement un de ces esprits dont le XVIIIe
siècle avait le secret.
Il riait beaucoup. Je me souviendrai toujours d’un concert
à La Monnaie de Paris, où il avait été
invité et où il m’avait fait la grâce de me
convier avec lui. Lorsque nous entrâmes dans la salle où
était dressée une petite scène avec son
décor de fortune, on nous indiqua nos places : deux
énormes fauteuils tendus de velours grenat et dorés
à l’or fin, situés au beau milieu de
l’allée centrale, au premier rang. Ce n’était
pas la loge présidentielle, c’était mieux : un
traitement de roi. Lorsque nous fûmes assis, Gabriel, fort
égayé par cette situation, et touché de son
ridicule, commença à pouffer, puis à rire,
d’un rire inextinguible qu’il s’efforça
vainement de réprimer pendant une bonne partie du spectacle.
D’un coup, nos soixante-dix ans de différence
s’abolissaient dans un fou rire d’écoliers.
Son intelligence n’était pas de
l’intellectualité, mais une intuition vivace, sûre.
Elle était guidée par l’admiration. Il ne cessait
d’admirer. Il admirait des chanteurs, bien sûr, mais aussi
des pianistes, des peintres, des professeurs, des écrivains
– souvent ses cadets d’un demi-siècle, chez qui il
détectait une originalité, une singularité, bref
un talent. Je crois qu’il admirait le talent, qu’il
l’aimait profondément et que pour faire éclore et
s’épanouir un talent il était prêt à
tout.
Au fond, le mot qu’il préférait et qu’il
employait souvent, c’était le mot
« beauté ». Il était sensible
à celle des paysages, des tableaux, des enfants, des femmes, des
hommes, de la musique. Je crois que la beauté pour lui
était d’abord un mélange de pureté et de
facilité, une étincelle brillante illuminant le monde
avec évidence. La beauté était chose sensuelle,
physique. Il était à mille lieues des ruminations
germaniques, des théories, des esthétiques.
C’était beau ou ce n’était pas beau. Et son
goût était tel que la beauté surgissait de trois
fois rien : un plaid jeté sur un divan, trois fauteuils
ordonnés dans le jardin de sa villa aixoise, l’accord
subit d’une note de musique et d’une étoile dans le
ciel. Il ne se targuait jamais de son goût : « le
mauvais goût, c’est celui des autres »,
répétait-il, pour relativiser. Il ne croyait pas si bien
dire. Ainsi, il revint plusieurs fois de représentations
d’opéra en s’écriant non pas
« c’est laid », mais
« c’est stupide » - signe que la laideur
offense non seulement le goût, mais l’intelligence. Il
détestait le culte du noir, du sombre, du torturé, de la
grimace, du scatologique, du minable. Il était suffisamment
sensible pour sentir toute la douleur du monde dans un air de la
Comtesse des Noces de Figaro,
suffisamment pudique pour ne pas en faire de longues tirades, et
suffisamment profond pour rire l’instant d’après de
Chérubin dans son placard. Mélange subtil, alchimie fine
et rare, d’un tempérament et d’une intelligence.
Au cœur de la politesse et de la joie de Gabriel, il y avait le
plaisir. Plaisir de découvrir, d’entendre, plaisirs
physiques, plaisirs mondains, plaisir du voyage. Il avait ses
repères : Venise, les bals, la bonté, la danse, sa
sœur et ses neveux, le chant, l’amour, Capri,
Aix-en-Provence, les arbres, la mer, la
générosité, la haine des carrières et des
arrivistes, le détachement, l’humour, l’insouciance,
l’allégresse, Paris, Paris, Paris, les artistes, les
bohèmes, le demi-monde, les belles étoffes, le ciel
étoilé, Mozart. Tout cela l’irriguait, le faisait
vivre, et il en faisait vivre les autres.
Ces plaisirs-là n’étaient ni un hédonisme
terre à terre, ni un esprit de jouissance purement
matériel. C’était la quintessence de la
civilisation. Oserai-je dire : de la civilisation telle que la
France l’a comprise et voulue ? Gabriel faisait partie de
ceux qui mettaient un beau poème au-dessus d’une belle
voiture, tout en aimant beaucoup les belles voitures. Il était
esthète sans être ascète. En lui vivait
l’esprit français façon Stendhal et Saint-Simon,
l’esprit de conversation et l’enthousiasme, l’esprit
de jeu pétri de tact.
Je n’étais
jamais allé à Aix. Je savais à peine qui
étaient Masson, Derain, Cassandre. Je ne me rendais pas compte
du tout que je me trouvais, pendant ces déjeuners, face à
un homme qui avait beaucoup connu Cocteau, Milhaud, Sauguet, Picasso,
Jouve, Balthus, Marais, et même Boni de Castellane !
Qui avait respiré les mêmes salons que Proust, et aurait
presque pu l’y croiser. Qui avait fréquenté chez
Marie-Laure de Noailles et été aux Soirées
Parisiennes du Comte de Beaumont. (D’ailleurs, je ne me
rends toujours pas très bien compte). Mais je sentais dans la
parole et le jugement de Gabriel la richesse d’un autre univers,
qui avait été brusquement aboli par une certaine
modernité. Un autre univers auquel il n’existait plus
d’accès, mais dont Gabriel prolongeait les effluves et le
rêve.
Du reste, Gabriel Dussurget n’était pas issu cet univers,
loin de là. Il était né le 31 décembre 1904
près de Biskra. Famille bourgeoise. Père
ingénieur des ponts et chaussées. Education rigoureuse.
Enfance austère : « je ne parlais jamais
à mes parents ». Sa sœur Marthe était la
complice de ses jeux joyeux. L’appel du large arrive en la
personne de Maurice Escande, jeune pensionnaire de la
Comédie-Française, reçu à demeure par les
Dussurget pendant la tournée du Français en
Algérie. Maurice Escande a vingt-six ans, Gabriel quinze –
et il vit là sa première véritable aventure. Le
paludisme permit que l’histoire se prolongeât quelques
années après : atteint de cette maladie, Gabriel dut
finir ses études secondaires à Paris. Escande lui ouvre
les milieux du théâtre. Sur les bancs de
l’institution où il prépare le bac, il rencontre
Doda Conrad. Peu à peu, le voici propulsé dans tous les
cercles qui font la vie parisienne des années Vingt. Il est
réservé, timide même, mais il a cette
facilité, cette légèreté, qui
séduisent et lui valent des amitiés durables.
Le milieu homosexuel joue son rôle dans ces contacts. Gabriel se
souvenait avec émotion et malice des banquets de Capri et de
certains hôtels parisiens - où, pour le coup, il
aurait pu beaucoup plus sûrement rencontrer Proust que chez
Marie-Laure de Noailles ! S’il en parlait à son aise,
c’est qu’il ne mêlait pas à son
homosexualité les relents de culpabilité moite d’un
Gide, ni les complaisances mauvais garçon d’un Genet. Il
n’était ni fier ni coupable, ni honteux ni ostentatoire
– mais le sexe tenait une place importante dans la
hiérarchie de ses plaisirs, et il le disait bien volontiers sans
obscénité, sans perversité, avec naturel, comme
nous devrions tous le dire, puisque c’est vrai.
Gabriel Dussurget à Venise, dans les années 20
Le grand amour, Gabriel le rencontra en 1928, à vingt-quatre
ans. Il s’appelait Henri Lambert, il avait vingt-neuf ans. Il
était antiquaire, riche, esthète. Ils avaient les
mêmes plaisirs et les mêmes envies. Il aimait la musique et
les voyages. Souvent, ils prenaient ensemble la route du Sud. Ils
étaient abonnés à la Scala de Milan des
années Trente (mémorables s’il en fut). Ils avaient
leur palais à Venise (de 1928 à 1938) : une photo
qu’il avait accrochée à côté de son
divan de la rue de Dunkerque montre Gabriel appuyé sur la
margelle d’un de ces nombreux puits vénitiens, tout de
blanc vêtu, sérieux – et derrière, autour, se
devine l’âme de la cité au temps où le
touriste n’en avait pas encore infecté la plupart des
splendeurs. D’Henri Lambert, auquel il devait tant, et dont il
parlait si volontiers, il avait un beau portrait, juste au-dessus du
piano.
Plus encore qu’un compagnon de vie, Henri Lambert devait
être pour Gabriel un compagnon d’aventure. Les
prémisses en furent jetés dans les années trente,
lorsque Gabriel fréquente les ballets et les danseurs –
Lifar, Nijinski, Diaghilev -, orientant ses goûts
résolument vers le théâtre, la musique, le
spectacle, se produisant lui-même comme danseur (sa souplesse
était celle d’un
« désossé », et il eût
rêvé d’être clown). Préparation
essentielle à l’aventure aussi que les nombreux voyages
à Salzbourg, où Gabriel reçoit le choc de Mozart.
La guerre éclate. On avait rendu le palais vénitien. On
vit la débâcle (Gabriel est ramené à Paris
par un soldat qui s’appelle Cassandre). On se confine à
Paris. Gabriel et Henri fondent une école de
théâtre, ouvrent un bureau de représentation
artistique. Le monde de la scène et de la musique
s’entremêlent étroitement. On croise Jean-Louis
Barrault et Ginette Neveu, Madeleine Renaud et Yvonne Loriod, Olivier
Messiaen et Raymond Rouleau. Gabriel ne s’est certes pas fait
résistant. Il ne s’est pas non plus fait collabo, comme
nombre de personnalités du spectacle. Il a aidé des
artistes à survivre, les hébergeant, les
protégeant. Il a eu le sentiment qu’il devait maintenir
contre la botte allemande un peu de cette âme parisienne et
française dont il avait connu les délices et le prix. Il
n’a pas dîné à la Kommandantur ni fait des
ronds de jambe à Ernst Jünger. A tel point qu’il
préside à la Libération un comité
d’épuration du spectacle.
Son parcours prend une
inflexion décisive lorsqu’à la Libération il
fonde avec le duo Boris Kochno (ancien secrétaire de Diaghilev
et ancien pilier des Ballets russes) - Roland Petit et aux
côtés de Henri Lambert les fameux Ballets des
Champs-Elysées. La fécondité de ce ballet est
immense. Sa modernité est absolue. Picasso, Marie Laurencin,
Christian Bérard, Brassaï réalisent les
décors. Le ballet La Rencontre ou Œdipe et le Sphinx
met en scène Jean Babilée et Leslie Caron dans les
décors de Christian Bérard. Jean Cocteau et Jacques
Prévert écrivent des livrets. Sauguet ou Kosma composent
pour eux. Le bouillonnement intense qui règne aux Ballets des
Champs-Elysées prouve à Gabriel qu’il est fait pour
cette vie de théâtre, et qu’il est capable de
l’organiser, de créer des rencontres, de faire fructifier
les talents.
C’est fort de cette expérience qu’il répond
à l’appel de la comtesse Lily Pastré, riche et
corpulente mécène marseillaise, femme de tête,
indépendante, anticonformiste. D’elle Gabriel disait
qu’elle était « une hippie
fortunée », et, plus perfidement, mais tendrement,
qu’elle avait « toujours un air de lit
défait ». Pendant la guerre, son château de
Montredon, tout au sud de Marseille, avait servi de havre à des
artistes en fuite : Pablo Casals, Poulenc, Milhaud… Elle
songeait à contribuer à sa manière au
relèvement de Marseille en y créant un festival. Elle
était en relation avec les cercles parisiens (elle
apparaît même dans un film de 1929 aux côtés
d’Etienne de Beaumont et Marie-Laure de Noailles), et partant
connaissait Gabriel. Henri Lambert et Gabriel gagnèrent
Marseille fin 1947, prêts à toute
éventualité.
Il fallait trouver le lieu. Aucun ne convenait. On poussa
jusqu’à Aix. Entrant dans la Cour de
l’Archevêché, Gabriel frappa dans ses mains et
dit : « ce sera ici ». Il obtient le soutien
financier du Casino de la ville (représenté par Roger
Bigonnet) et du sous-préfet Richardot. Le festival
d’Aix-en-Provence est né.
Les photographies des représentations de 1948 laissent
rêveur. Une scène rudimentaire a été
installée dans un coin de la cour – sorte de
théâtre de poupées. Les décors de Georges
Wakhevitch (décorateur de Carné, Gance, Renoir, Cocteau
et plus tard de Buñuel, Peter Brook et.. Gérard
Oury) sont simples et efficaces et Dussurget ose ce qui était
alors une double audace : donner Cosi fan tutte
de Mozart (en italien), et le confier à des jeunes chanteurs, en
l’occurrence une troupe suisse. C’est là poser les
principes fondateurs du festival, d’une esthétique et
même d’une éthique : pas de stars, travail
d’équipe, rigueur musicale absolue (garantie par le choix
de Hans Rosbaud pour chef). Cette même année on put
entendre Rameau et Bach, Dukas et Milhaud, sous les doigts de Gavoty,
Barbizet, doyen, ou encore de Clara Haskil, déjà malade,
encore méconnue. Le ciel d’été et les
pierres chauffées par le soleil du Midi, Mozart,
l’intuition savante de Dussurget : le miracle
commençait.
Le reste appartient autant à la biographie de Gabriel Dussurget
qu’à l’histoire de la musique, de
l’interprétation, du théâtre, et de
l’art en général. Un tel concours de talents en
liberté, d’imagination, de créativité, et en
même temps de rigueur ne s’était pour ainsi dire
jamais vu, sauf peut-être à Glyndebourne – mais
cette fois-ci opérait non le charme des gazons anglais, mais la
magie du ciel méditerranéen.
Après le coup d’essai de 1948, le festival de 1949 fut un coup de maître. Le Don Giovanni de
Mozart dans les décors de Cassandre (qui avait aussi tenu
à construire une vraie scène), avec le couple
Capecchi-Cortis, fit l’effet d’une bombe :
volubilité, charme désinvolte, grâce et souplesse,
allégresse – c’était un Mozart
décapé, retrouvé, réinventé,
très éloigné de ce qu’un Furtwängler
faisait à la même époque entendre à
Salzbourg ! Bientôt, il réhabiliterait
définitivement Cosi
avec une distribution de rêve. Ecrivains et artistes sentirent
que quelque chose se produisait et vinrent voir par eux-mêmes,
créant autour du festival un formidable esprit de
convivialité et de haute culture. Dussurget et ses amis (dont la
pétulante et inépuisable Edmonde Charles-Roux) surent
convaincre Derain de réaliser les décors de L’Enlèvement au Sérail (1951) et du Barbier de Séville (1953), Clavé ceux des Noces, André Masson ceux d’Iphigénie en Tauride, Suzanne Lalique ceux de Didon et Enée (1960) ou du Couronnement de Poppée
(1961). Cette énumération laisse percevoir un choix de
répertoire « pré-baroqueux » :
dans la musique antérieure au romantisme, Dussurget
redécouvrait la finesse du trait, l’esprit de la danse
(qui lui était si cher), la latinité des sentiments.
Toutefois, il ouvrit largement Aix aux opéras contemporains et
bien sûr à ce Pelléas qu’il aimait tant.
Gabriel Dussurget & Teresa Stich Randall
Le décor ne faisant pas tout, Dussurget passait son temps
à auditionner des chanteurs. On sait qu’il
découvrit les plus belles voix de la deuxième
moitié du vingtième siècle - Berganza
(sèchement renvoyée à sa vaisselle par
Schwarzkopf), Alva, Bacquier, Soyer, Van Dam, Sciutti - et
qu’il donna une chance extraordinaire à des chanteurs
déjà lancés, mais encore obscurs – Simoneau,
Panerai, Sciutti, Stich-Randall, Danco… La jeunesse et le talent
s’unissaient. Encore fallait-il que tout cela fût
musicalement rigoureux. Rosbaud veillait. Et Gabriel lui associa une
chef de chant miraculeuse, qu’il appelait affectueusement
« La veuve Mozart », Irène
Aïtoff : il l’avait connu, avec Henri Lambert, dans les
année trente, alors qu’elle accompagnait les tours de
chant d’Yvette Guilbert, et avait aussitôt
repéré dans son piano une éloquence, quelque chose
de dru et de subtil, qui collait aux mots de Guilbert, diseuse hors
pair. Aïtoff serait pour de nombreuses années celle qui
donnerait aux chanteurs la clef du récitatif mozartien, le sens
du mot, l’amour de la phrase bien dite. L’oreille de
Gabriel égalait et même dépassait son
œil : il était capable de prédire des
années à l’avance l’évolution
d’une voix, de trouver dans une voix des ressources que le
chanteur ne connaissait pas, non pas pour faire comme Karajan, qui
aimait pousser les voix hors de leurs limites, mais pour favoriser leur
éclosion. Il savait aussi parfaitement ce qu’un chanteur
devait absolument se garder de faire.
Carlo Maria Giulini et Graziella Sciutti à Aix-en-Provence
Toute cette aventure, Gabriel Dussurget la vit aux côtés
de Henri Lambert, toujours présent, toujours prêt à
rendre des arbitrages. Mais en 1959, Henri Lambert meurt. La même
année, Gabriel Dussurget est nommé conseiller artistique
à l’Opéra de Paris. Ce faisant, il ajoute une
tâche écrasante à son emploi du temps
déjà bien rempli – fut-ce pour
s’étourdir de travail et ainsi oublier le deuil ?
L’Opéra de
Paris dans les années soixante est encore constitué
autour d’une troupe, et va de représentations brillantes
en spectacles poussiéreux. Des vedettes viennent faire un petit
tour et puis s’en vont, laissant le gros de la saison à
des reprises routinières. Les problèmes syndicaux sont
multiples. Certes, Sutherland chante Lucia et Hotter Le Hollandais,
mais rien de très excitant, et les chanteurs d’Aix que
Dussurget engage ne redorent pas le blason de cette maison. Il faut
attendre 1962 pour que Gabriel Dussurget réalise quelques-uns de
ses rêves : cette année-là son vieux camarade
Georges Auric est nommé patron de l’Opéra. Ils se
connaissent depuis trente ans, ont la même passion des voix et de
la danse. Les décors de Jacques Dupont pour le Don Carlo de 1962 font date, ceux de Léonor Fini pour Tannhäuser impressionnent. C’est en 1963 qu’intervient le coup de tonnerre : Wozzeck
est créé à l’Opéra de Paris (29
novembre), dans des décors d’André Masson et une
mise en scène de Jean-Louis Barrault – la bande à
Dussurget ! – et Boulez au pupitre. En 1964, nouvelle
idée de génie : Maurice Béjart propose sa
vision scénique de La Damnation de Faust.
Gabriel Dussurget mettait Berlioz très haut. Auric et lui
trouvaient ainsi à associer la danse au chant, et de quelle
manière. En mai et juin 1964, Callas vient chanter Norma. Une
très belle photo montre Dussurget soutenant du bras et du regard
une Callas qui s’élance vers la scène. Elle
reviendra l’année suivante, dans un état vocal
hélas dégradé. Pourtant, les problèmes sont
toujours là et ont raison d’Auric, qui part en 1968. Les
années qui suivent sont complexes, et Dussurget nen gardait pas
un excellent souvenir, malgré de belles réussites. En
1971, la troupe est dissoute. Dussurget s’en va quelques mois
plus tard.
Presque au même moment, il décide de quitter ses fonctions
au festival d’Aix-en-Provence. Les conditions de financement
d’Aix sont devenues épuisantes. Partout la machinerie a
pris le pas sur l’expression artistique. Le Casino,
première source de financement, est tracassier.
A soixante-huit ans, l’heure du repos a sonné - mais non l’heure du retrait.
Invité à toutes les premières, membre de la
Fondation de la Vocation, jury de nombreux concours, Gabriel Dussurget
reste une figure majeure du monde lyrique français. Les
professeurs de chant désireux de faire valoir leurs poulains les
lui adressent. Les agents prennent conseil. Les apprentis viennent
chercher un avis. L’oreille du maître ne s’est pas
flétrie. Elle a gardé sa capacité de divination.
L’enthousiasme est resté le même. Roberto Alagna est
bien évidemment la découverte majeure de ses
dernières années. En lui il n’a pas
détecté seulement le ténor lyrique au timbre
solaire, mais un ténor dramatique. Au moment où tout le
monde déconseillait à Alagna d’évoluer vers
des rôles plus lourds, me revenaient à l’esprit les
paroles de Gabriel sachant entendre dans le médium du
ténor un grain et une épaisseur le promettant justement
à ces rôles plus consistants. L’histoire lui donne
raison.
Dans le même temps, le monde lyrique est devenu plus dur. Les
jeunes gens qu’il encourage ne trouvent pas toujours, parmi les
organisateurs de concert ou les patrons d’opéra, un
Dussurget qui saurait leur faire confiance. Les directeurs de
théâtre n’ont plus cette formation que donne seule
une culture construite patiemment, en toute indépendance et en
toute liberté. Leur savoir boiteux explose sous la pression
financière. Dussurget ne manque pas de s’en alarmer. Il
console. Il téléphone. Il aide. De manière
croissante, les chanteurs qu’il avait engagés comprennent
la chance qui fut la leur. L’étoile de Dussurget, qui
n’avait jamais pâli, trouve un regain d’éclat
au regard de pratiques de plus en plus bassement marchandes, consommant
les chanteurs comme autant de sous-produits.
C’est le moment que choisit Pierre Jourdan pour réaliser son superbe film, Le Magicien d’Aix (1986),
où il fait revivre avec force témoignages non seulement
une époque, mais un esprit et une culture – une certaine
humanité, diverse et joyeuse, sérieuse et
légère. On y voit un Gabriel de plus de quatre-vingts ans
s’exprimer avec volubilité, rejouer avec entrain des
moments des années d’or, et se laisser entourer avec
émotion de la reconnaissance tendre des Berganza, Bacquier,
Capecchi venus lui rendre hommage, le tout baigné dans cette
magie solaire de la ville d’Aix où les pionniers
déambulent comme une bande de bons copains.
Ce qui frappait lorsqu’on l’approchait, lorsqu’on le
fréquentait, c’est qu’il était
sincèrement aimé. Il n’était pas seul. Il
lui fallait parfois lutter pour obtenir quelques heures de repos. Il
était invité partout. Il fut, en 1994, fêté
dignement pour ses quatre-vingt-dix ans, une pluie de pétales de
roses tombant sur ses épaules sous les applaudissements des amis
présents (de Robert Massard à Fabrice Luchini en passant
par William Christie). Et bien qu’aimant beaucoup le persiflage
à la française, il n’était jamais blessant,
mais toujours sincère dans ses affections. Il
n’était non plus jamais grossier, jamais coupant, jamais
hâtif.
Il revoyait sa vie avec plaisir et prenait la vieillesse avec une
philosophie gourmande (« quand on ne veut pas vieillir, il
faut mourir », disait-il). Il ne radotait jamais, trouvant
toujours un mot neuf, une anecdote différente – quand des
quadragénaires patauds vous assènent dix fois la
même mauvaise blague. Il ne se laissait pas aller : il
était toujours tiré à quatre épingles
lorsqu’il sortait, et avait chez lui une élégance
simple. La distinction lui était aussi naturelle que la
simplicité. Et il continuait de s’émouvoir,
trouvant notamment des réserves d’enthousiasme dans les
quatuors à cordes (Mozart, Haydn, Beethoven, notamment),
qu’il allait souvent entendre au concert, et qu’il mettait
finalement au-dessus de tout en musique.
Derrière l’extraordinaire aventure que fut la vie de
Gabriel Dussurget, au-delà même de ce qu’il faut
appeler véritablement une œuvre – au sens le plus
artistique de ce terme –, se profile évidemment une
leçon de vie : « tout ce que j’ai fait,
c’est parce que je l’aimais », disait-il.
Réponse simple, sage et malicieuse aux mufles qui
« perdent leur vie à la gagner » (une
autre de ses expressions favorites), et à tous ceux qui pensent
que l’arrivisme, la carrière, l’écrasement du
voisin, la guerre généralisée, le gain, la hargne
et la gagne, la douleur au travail sont les seules clefs du
succès. Dussurget a travaillé sur l’essentiel et
fait de sa vie une œuvre de salut public sans jamais forcer le
trait, sans s’aliéner quiconque, sans grogner ni agresser.
Ce n’était certes pas un saint, et cela le rendait plus
aimable encore.
Dix ans après sa disparition, il est permis de dire qu’il
fut de ceux qui donnent un avenir au passé, et qui en cela
inventent la beauté du présent. Beaucoup l’ont
connu. A tous je suppose qu’il a laissé, comme à
moi, le souvenir d’un être accompli et serein, et surtout
la valeur d’un exemple : dans les jours sombres, dans les
peines, dans ces moments où nous alourdissons nous-mêmes,
presque sans le savoir ni le vouloir, le fardeau qui pèse sur
nos épaules, dans ces instants terribles où nous nous
prenons au sérieux, dans ces minutes épouvantables
où notre rire se coince, la figure de Gabriel – tel
l’archange qui lui prêta son nom – nous rappelle,
d’un éclat de son œil bleu, et avec ce fin sourire
lumineux, que la vie possède un charme insaisissable et
précieux qui seul vaut la peine, et que le bonheur est presque
un devoir, s’il n’est pas toujours une grâce.
En somme, Gabriel Dussurget était un allegro de Mozart fait homme.
C’est dire s’il nous était cher.
Sylvain Fort
Tous nos remerciements
à Madame Kathleen Fonmarty-Dussurget, nièce de Gabriel,
et à Monsieur Jean Javanni, de l’Association Gabriel
Dussurget, qui nous ont fourni avec une disponibilité
exceptionnelle mainte indication biographique et l’iconographie
du présent article. Cette association vise à
pérenniser l’œuvre et la mémoire de Gabriel
Dussurget en permettant la sauvegarde des costumes, décors,
documents de l’histoire du festival et en les rendant visibles au
plus large public. Depuis cette année, l’Association remet
un Prix à un artiste ou un acteur des métiers de la
scène lyrique. (Association Gabriel Dussurget, Campagne Bellevue
– Chemin de la Gravesone – 13100 Aix en Provence).
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