Après Sémiramide en novembre 2014 et Zelmira en novembre 2015, l’Opéra National de Lyon nous offrait ce dimanche, pour une seule représentation – unique dans tous les sens du terme –, Ermione de Rossini, œuvre peu connue, trop rarement donnée, inspirée par Andromaque de Racine. Devant l’insuccès de sa création en 1819, le compositeur avait dit qu’il faudrait attendre cent ans pour qu’elle soit comprise. Près de deux cents ans plus tard, la prédiction de Rossini se trouve amplement confirmée, magnifiée par la direction magistrale d’Alberto Zedda qui voit dans cette Ermione un « immense poème d’amour », dont il souligne, selon les propos recueillis pour la brochure du spectacle, combien il peut « résonner de façon âpre et sauvage ». On ne saurait mieux exprimer l’alliance de séduction et de violence, de brutalité et de raffinement qui émane de la partition. Si le livret fait éclater le corset de la tragédie racinienne, dont le centre de gravité n’est plus la veuve d’Hector mais la princesse grecque dont la raison ne peut survivre à la trahison de Pyrrhus (Pirro), la musique repousse les limites de l’opera seria, et toutes les conventions dramatiques s’effacent derrière la confrontation directe avec la tragédie individuelle de chaque personnage. Deuil d’Andromaca pleurant Ettore, impétuosité de Pirro désirant conquérir Andromaca, amour sans retour d’Oreste pour Ermione, et, plus forte que tout, passion éperdue d’Ermione pour Pirro – tels sont les ingrédients, en termes d’affects opératiques, de cette azione tragica. Le tour de force de Rossini est de nous confronter à chacune de ces douleurs, à chacun de ces espoirs, tout en insérant ces moments d’émotions dans un continuum dont la trame inclut un chœur de prisonniers troyens et un chœur de nobles grecs, ainsi que des personnages secondaires qui prennent véritablement corps en tant qu’individus – Fenicio, Pilade, Cleone mais également, dans une moindre mesure, Cefisa et Attalo.
Pour cette version de concert, l’orchestre situé sur la scène donne visibilité à la fonction éminemment dramatique de la musique, qu’Alberto Zedda, grand spécialiste de Rossini, excelle à mettre en valeur, par sa science des contrastes et son art des nuances. Dans l’Ouverture, en adoptant un tempo délibérément lent, il donne à entendre, dès les premiers accords, l’intensité de la tragédie qui s’annonce, tout en ménageant l’effet de surprise de l’intervention des prisonniers troyens, magnifiquement interprétés par les Chœurs de l’Opéra de Lyon. Entre le chef, qui a fêté en janvier dernier son quatre-vingt-huitième anniversaire, et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, passe, on le sent, un courant capable de créer un savant équilibre entre l’homogénéité des ensembles et la mise en relief des instruments solistes, mais aussi de donner le sentiment d’un déferlement sonore susceptible à tout moment de nous submerger.
À défaut d’un véritable lyrisme, la mezzo-soprano Ève-Maud Hubeaux donne une voix poignante à Andromaca, dont elle souligne, dans sa cavatine « Mia delizia », la douleur plus que la douceur d’une mère pour son fils. Si l’articulation n’est pas toujours très claire, la voix, puissante et sonore, descendant avec aisance dans les graves, donne à l’interprète une stature émouvante qui s’affirme dans les échanges avec Pirro, avec Ermione et dans les apartés. Rocio Perez est une Cléone à la voix rayonnante, à la diction parfaite, incarnant remarquablement cette forme d’équilibre que symbolise le personnage dans l’économie du drame.
L’entrée en scène d’Ermione est un moment formidable, au sens fort du terme, c’est-à-dire propre à susciter l’effroi : le regard d’Angela Meade avançant avec dignité dans une majestueuse robe rouge clouerait sur place le plus impudent des héros, et sa voix, dès le début du duo avec Pirro (« Non proseguir »), toute hérissée de montées dans les aigus et de vocalises, est fascinante. La projection est remarquable, le timbre flatteur et ses emportements, tout en frisant la folie, émeuvent par leur beauté souveraine. Face à elle, Michael Spyres affirme une présence qui se hisse à la hauteur des exigences du rôle avec une apparente facilité dans la vaillance requise, qui ne fléchira légèrement que dans quelques aigus à l’acte I (dans l’air « Balena in man del figlio », par ailleurs superbement interprété), pour resplendir à nouveau à l’acte II.
Dmitry Korchak se taille un beau succès en Oreste, dès les accents sonores de son entrée (« Reggia abborita ! ») et les envolées lyriques et maîtrisées de l’air « Che sorda al mesto pianto », sans toutefois en faire trop, y compris à la fin, puisqu’aussi bien c’est ici Ermione et non Oreste, à la différence de la pièce de Racine (« Pour qui sont ces serpents… »), qui sombre dans la démence. À ses côtés, Enea Scala est un merveilleux Pilade, juste de ton, doté d’une voix d’une grande souplesse et d’une belle projection. Les autres interprètes ne sont pas en reste, quelle que soit la modestie de leur partie à laquelle ils font chacun honneur, tant Patrick Bolleire en Fenicio que Josefine Göhmann en Cefisa et André Gass en Attalo.
Après les ovations qui saluent les artistes et tout particulièrement l’extraordinaire prestation d’Angela Meade, on sort encore sous le choc de ces moments intenses, au point de ne plus percevoir le monde extérieur qu’à travers une sorte de brume qui ne doit rien aux rigueurs automnales, mais avec une chaleur intérieure qui fait ignorer la pluie qui tombe sur la ville.