Si Véronique Gens était une héroïne de film, elle serait « la discrète » tant elle mène depuis une vingtaine d’année une carrière pudique que son incroyable talent aurait pu rendre tapageuse. Mais la soprano française n’aime ni les strass, ni les paillettes. Elle ne recherche ni la gloire, ni les honneurs et va là où la mène un infaillible instinct : sur la scène baroque, dans des rôles de tragédienne auxquels trois albums victorieux ont définitivement associé son nom et aujourd’hui dans le répertoire de la mélodie française qu’elle retrouve et défend avec une ferveur qui l’honore. En témoignent un récent enregistrement chez Alpha et un récital dans une salle Gaveau sous le charme, applaudissant chaque mélodie de bon cœur, sans observer le recueillement d’usage, criant « bravo » comme pour un concert de bel canto, multipliant les rappels jusqu’à obtenir quatre bis.
Si Véronique Gens était une héroïne de roman, elle serait Oriane de Guermantes. De la duchesse proustienne, elle a l’élégance et l’esprit, le port de tête et le maintien vocal. Comment ne pas songer à Proust quand on l’entend, en fin de programme, interpréter Hahn avec autant d’intelligence, notamment ces « Trois jours de vendange » d’abord insouciants, puis funèbres, dont le chant épouse à la perfection les humeurs changeantes.
Si Véronique Gens était un poète, elle serait Théophile Gautier, parce que l’anxiété d’« Au pays où se fait la guerre » douloureusement exprimée par Duparc semble si intimement vécue que l’interprétation devient identification.
Véronique Gens © Franck Juery / Alpha Classics
Si Véronique Gens était une saison – facile ! –, elle serait le printemps. Mis en musique par Reynaldo Hahn, elle en embrasse les effluves avec un émoi voluptueux. Si elle était un animal – facile aussi ! –, elle serait l’un de ces papillons qui volettent dans les serres moites et suffocantes d’Ernest Chausson, ou bien le « rossignol des lilas » dont la voix est douce à reconnaître. Si elle était une fable – encore plus simple ! –, elle serait « Le corbeau et le renard », proposé en bis afin de rappeler que son art peut aussi être comique. Offenbach sied, autant que Duparc, Chausson ou Hahn, à son effort de diction et chantées d’un air pincé, les « dix-sept filles de Madame Eustache » drôlement brossées par Poulenc font s’esclaffer le public. D’ailleurs, si Véronique Gens était un signe astrologique, elle serait vierge, tantôt sage, tantôt folle.
Si Véronique Gens était un prénom, ce ne serait pas Hélène qu’elle vient d’interpréter à Genève avec un chic irrésistible. Ce ne serait pas non plus Alceste dont elle exprimait la grandeur tragique sur la scène du Palais Garnier en juin dernier, mais Néère, Pholoé, Tyndaris ou une autre de ces nymphes parnassiennes dont elle sait, par l’attention portée à la scansion du vers, animer un marbre décadent. Susan Manoff en sculpte les contours à la gradine, tantôt scoliaste, tantôt confidente, toujours complice, d’un toucher léger dont l’éloquence n’a rien à envier à celle de sa partenaire. La voix, en captant la lumière du piano, donne aux mots un éclat nacré. Chaque partition se fait bijou. Les teintes se fondent dans un timbre opaque et transparent. Si Véronique Gens était gemme, elle serait opale et, s’il fallait la décrire en un mot, ce ne serait ni « tragédie », ni « comédie », mais « poésie ».