Les enregistrements de Lucrezia Borgia sont rares… et le passé intimidant. Il est difficile de chanter un tel ouvrage en faisant oublier des artistes telles que Leyla Gencer, Montserrat Caballé ou Joan Sutherland. Renée Fleming y laissa quelques plumes à la Scala (assez injustement) tandis que June Anderson y réussit, hélas sans lendemain et dans un cadre relativement confidentiel. Edita Gruberová apporta sa pierre à l’édifice, avec ses défauts et ses qualités. Avec Carmela Remigio, il faut bien reconnaitre que nous sommes loin de l’âge d’or. La voix manque de largeur, d’insolence, de mordant, le timbre, cristallin, faisant penser à une Gruberová sans suraigus. La version choisie n’est pas des plus faciles à chanter non plus puisqu’il s’agit d’un mixte entre la version de la création de 1833 et de la version de Paris (1840). Lucrezia Borgia ne chante qu’un couplet de « Come è bello » mais donne la rare cabalette (pas très inspirée d’ailleurs) avec reprise et variations, et un seul couplet de la cabalette finale, sans suraigu ni variations. Carmela Remigio s’en tire avec les honneurs, grâce à son indéniable professionnalisme et à un véritable engagement. L’impression à la scène est sans doute différente, mais cette interprétation ne nous transporte jamais particulièrement à l’enregistrement. Les moyens naturel de Xavier Anduaga sont à la hauteur du rôle de Gennaro, particulièrement difficile dans la version retenue. Le jeune ténor chante ici l’air additionnel « Anch’io provai le tenere », écrit pour le ténor Mario dans la version de Paris. Rarement donné, l’arioso est sans doute un peu moins payant que le « T’amo qual s’ama un angelo » (composé à l’attention de Nicola Ivanoff, pour une version censurée de 1838 intitulée Eustorgia da Romano, un cheval de bataille d’Alfredo Kraus). La page est toutefois encore plus exigeante, culminant au contre ré que le ténor offre ici piano et en voix de poitrine, exploit assez inédit. Il est toutefois dommage que le chanteur manque encore de variétés dans les couleurs et, passé la satisfaction d’entendre de tels moyens, une certaine monotonie s’installe dans le chant. Défaut de jeunesse assurément. Mirko Mimica ne nous a pas semblé capté au meilleur de sa forme. Le timbre profond convient à ce rôle très noir, mais la voix est un peu instable. Après un prologue où on la sent un peu gênée par une tessiture trop grave, Varduhi Abrahamyan se rattrape et offre un beau Brindisi avec des beaux aigus et des variations originales. Les multiples petits rôles sont ici parfaitement remplis. Composant avec un orchestre de jeunes musiciens et des solistes occasionnellement à la peine, Riccardo Frizza adopte des tempi parfois vifs, mais parfois exagérément mesurés et non exempts de lourdeurs.
L’époque du drame n’était pas particulièrement pudique. Pour le troisième mariage de Lucrezia (avec Alfonso, justement), on régala l’assemblée (qui comptait une cinquantaine de courtisanes) du spectacle d’étalons montant des juments en chaleur au sein même du Vatican. Une production doit-elle traiter un tel ouvrage au travers de son historicité supposée, ou en référence au drame de Victor Hugo, à la musique de Gaetano Donizetti, et à leur époque ? Le metteur en scène, Andrea Bernard, choisit la première solution, en version édulcorée toutefois. Pendant la musique du prologue, le pape lui-même vient enlever le bébé de Lucrezia. La Princesse Negroni (qu’on ne voit normalement pas) s’exhibe dans une danse provocante. Gennaro pelote Lucrezia. Orsini embrasse Gennaro. Le metteur en scène joue de la confusion entre amour maternel, amitié et sexualité. Au final, on se croirait chez Visconti mais sans folie décadente, et on est en décalage constant avec la musique et le texte, et surtout avec l’esprit de l’œuvre. Les moyens du Festival Donizetti étant réduits, les décors y sont souvent stylisés : celui-ci n’évoque pas plus Venise que Ferrare, lieux de l’action, mais reste élégant dans sa noirceur. La captation est globalement bonne mais, s’agissant d’un enregistrement sur le vif, il faudra à l’occasion supporter des bruits de pas bruyants et des pages de partition qui se tournent. Avec ses qualités et ses défauts cet enregistrement vient toutefois compléter la connaissance d’un ouvrage pour lequel Donizetti écrivit de multiples versions.