Après onze ans d’une fréquentation régulière de l’Orfeo de Gluck, initiée par Jean-Claude Magloire (relire l’interview de notre contre-ténor par Roselyne Bachelot), après en avoir illustré les incarnations baroques (Monteverdi, Rossi, Sartorio), Philippe Jaroussky s’est pleinement approprié le mythe. Outre cette identification forte, et une distribution remarquable, l’enregistrement, conduit par Diego Fasolis et ses Barocchisti, vaut pour la résurrection d’une version singulière, révisée pour Parme en 1774, puis Naples. Notre consoeur Tania Bracq, avait rendu compte du spectacle donné au TCE, dans une mise en scène de Robert Carsen, par la plupart de nos interprètes. La structure est naturellement conservée, mais la réalisation, adaptée aux moyens disponibles, fait l’économie de l’essentiel des vents, et modifie nombre d’éléments (récitatifs, tonalités, danses…), ce qui déroute évidemment l’auditeur familier de l’œuvre. Mais c’est aussi l’occasion de découvrir deux airs de substitution (de Naselli pour le premier, l’auteur du second étant demeuré anonyme). En dehors de l’intérêt musicologique de la restitution de cette version singulière, celui de cet enregistrement réside avant tout dans le témoignage que nous livre Philippe Jaroussky.
L’ouverture est vigoureuse, mais c’est davantage à une belle version chambriste qu’à une œuvre dramatique que l’on assiste. Pour être musicien de théâtre, Diego Fasolis est privé de nombre d’ingrédients par la réduction instrumentale qu’il dirige : essayez de cuisiner sans épices ! C’est beau comme un temple grec, aux lignes pures, une version au classicisme affirmé, qui assume fort honnêtement ses choix, dépourvue de toute noirceur. Deux bassons, deux cors, c’est tout pour les vents. L’absence des flûtes, des hautbois, des cors anglais, des chalumeaux, des trompettes, des cornets à bouquin, des trombones et des timbales adoucit les couleurs, amoindrit les contrastes. L’écho sinistre, la violence sont réduits par le matériau sonore. Une version édulcorée, en quelque sorte. Faute de couleurs, on attendait une articulation instrumentale, correcte, plus accentuée, participant à la fois au dynamisme et à la dimension dramatique de l’ouvrage.
Depuis 1982 (Jacobs, dirigé par Sigiswald Kuijken), nombreux sont les contre-ténors à avoir enregistré Orfeo ed Euridice (Kowalski, Bowman, Chance, Fagioli). Rares ont été ceux dont les qualités vocales et dramatiques ont atteint celles de Philippe Jaroussky. Centré sur son texte autant que sur son chant, notre contre-ténor est admirable de vérité. Sa voix prend à merveille toutes les couleurs expressives souhaitables, de l’accablement à la séduction et au désespoir. L’air avec les Ombres heureuses « Che puro ciel… Euridice dov’è », constitue un des sommets de l’enregistrement.. Autre moment fort, le récitatif accompagné, pathétique, qui précède la mort l’Euridice « Più frenarmi non posso », est bouleversant dans sa progression. Philippe Jaroussky et Amanda Forsythe y sont admirables. Pour modestes que soient ses interventions, l’Amour d’Emöke Barath est servi par une voix fraîche et claire, parfaitement adéquate. Ainsi, par-delà la curiosité de cette enregistrement, qui témoigne de la richesse des productions et adaptations, la qualité des chanteurs emporte l’adhésion.
Les hasards du calendrier nous valent, à côté de cet enregistrement, une nouvelle production du Staatsoper de Berlin et la réédition d’une version historique : réjouissons-nous, Orfeo revient sur le devant de la scène. Mais pour qui veut découvrir le chef d’œuvre de Gluck, conseillons plutôt le retour à la version viennoise (1762), à sa traduction française de 1774, ou encore à la réécriture magistrale qu’en fit Berlioz (1859). La séduction de la voix de Philippe Jaroussky, comme la curiosité que constitue cette version anecdotique sont seules à plaider en faveur de ce CD.