Ⓒ Julie Glassberg / The New York Times
Décédée le 27 mars 2021, Lois Kirschenbaum était certainement l’une des figures les plus familières du Metropolitan Opera, avec l’incontournable Helen Quinn ordonnatrice des files d’attente des places debout. Plus discrète que cette dernière, Lois Kirschenbaum était en revanche bien mieux connue des artistes qu’elle visitait en coulisse chaque soir, obsédée par une quête inépuisable de dédicaces de ses chanteurs et danseurs préférés.
Passionnée au-delà du raisonnable, Lois ne manquait quasiment jamais une soirée d’opéra ou de ballet au Met, ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de fréquenter également le NYCO voisin (elle y vit tous les rôles de Beverly Sills, sauf un, à son grand regret). Ses moyens financiers étaient toutefois très limités pour ce rythme de 300 représentations annuelles. Elle achetait généralement une place sans visibilité, par exemple dans les loges du dernier balcon, où l’on peut amener une partition pour suivre la musique mais d’où on ne voit pratiquement rien, ce qui ne la gênait pas tant que ça car elle était quasiment aveugle. A l’entracte, Lois tentait parfois de se replacer au Family Circle. De temps à autre, un ouvreur la laissait entrer discrètement dans le théâtre, quand elle n’avait pas réussi à trouver une place dans son budget. Parfois, la chance s’en mêlait : en 1980, elle gagne dans une tombola une entrée pour le gala d’adieux de Beverly Sills. A la fin du spectacle le soprano américain l’étreint en lui lançant : « C’était écrit ! ».
Lois Kirschenbaum est née le 21 novembre 1932 à New York, fille unique d’Abraham et Gertrude Kirschenbaum (le père est opticien, ce qui ne manque pas de sel). Elle passe son enfance à Brooklyn, dans le quartier de Flatbush et y fait ses études, jusqu’au lycée. Au début des années 50, ses parents déménagent à Manhattan, dans l’appartement à loyer modéré qu’elle occupera jusqu’à sa mort. Jusqu’à sa retraite en 2004, elle travaillera pour l’organisation humanitaire International Rescue Committee (fondée en 1933 par Albert Einstein) où elle sera une modeste standardiste. Lois voit son premier opéra, Pagliacci, au début des années 50, au petit Amato Opera. Sa folie nait un peu plus tard. A l’époque, Lois est une grande fan des Brooklyn Dodgers. Mais, en 1958, l’équipe locale de baseball part pour Los Angeles pour ne plus revenir. La passion de Lois se rabat alors sur l’opéra, après avoir entendu par hasard un enregistrement de Renata Tebaldi chez un disquaire (pour les jeunes générations : cherchez le mot dans un vieux dictionnaire). Comme la quasi totalité du public, elle est d’abord une grande fan du soprano, qui règne quasiment sans partage sur l’institution, pour le répertoire italien du moins. C’était une époque où l’on ne se creusait pas la tête en se demandant comment rendre l’opéra populaire.
Renata Tebaldi suivie par Lois Kirschenbaum
Mais la folie particulière de Lois n’était pas cette fréquentation effrénée du Metropolitan Opera. Sa grande affaire, c’est quand le rideau tombait et qu’elle se précipitait vers les loges. On disait qu’elle entendait les artistes dans la salle, mais qu’elle ne les voyait pour de bon que dans les coulisses. Les spectateurs qui venaient saluer un chanteur ou solliciter une dédicace après le spectacle, ne pouvaient manquer de remarquer ce personnage aux lunettes aux verres épais, parlant haut avec une emphase toute brooklynoise, et qui attendait comme eux devant la sortie des artistes, souvent vétue d’un imper gris. Quand la porte s’ouvrait, Lois, toute fine qu’elle fut, bousculait tout le monde sur son passage, aidée de son large cabas, pour être la première à féliciter ses chanteurs préférés (quasiment tous). Elle sortait de son sac des dizaines de photos, des programmes (voire des supports plus fantaisistes) qu’elle leur faisait signer. Je l’ai ainsi vue faire dédicacer par Samuel Ramey (qu’elle adorait et qui le lui rendait bien) une publicité pour les chaussures Mephisto. Lois était un peu rude avec les autres membres du public, très tranchée dans ses avis. Mais elle était tout miel avec les artistes, détaillant leur performance du jour et la comparant avec celles d’autres soirées. Ses jugements étaient précis et écoutés (quoique pour le ballet, j’ai des doutes) : pour un jeune artiste qui faisait ses débuts, être félicité par Lois était de bon augure (elle fut l’une des toutes premières admiratrices de Samuel Ramey, dès son premier Don Basilio au NYCO en 1973 : la basse américaine s’en est toujours souvenu). Régine Crespin l’avait qualifiée de « Sweetest Girl in New York ». De fait, elle était généralement très bien accueillie par les artistes, en particulier par Plácido Domingo, découvert lui aussi au NYCO. Certains plaisantaient en disant qu’ils ne chantaient à New York que pour le plaisir de discuter avec elle après le spectacle. Elle fut donc grandement meurtrie d’être bannie un certain temps des coulisses, sans qu’aucune raison précise n’ait été avancée par la direction du Met (peut-être que certains chanteurs n’avaient pas apprécié sa sincérité). Il faut dire aussi que, pendant des années et bien mieux qu’Internet, elle compilait les informations recueillies de la bouche même des interprètes et reconstituait les saisons à venir, qu’elle distribuait ensuite autour d’elle à l’entracte tout en mangeant ses propres sandwiches (il y a deux choses que les théâtres détestent : qu’on amène sa collation plutôt que de consommer au bar, et qu’on annonce à l’avance des spectacles gardés jalousement secrets). Si on ne l’apercevait pas devant le théâtre, on pouvait parier qu’elle avait été mise au courant d’un remplacement de dernière minute par son contact le plus sûr dans les murs : la standardiste du Met ! Il arrivait aussi parfois à Lois d’oublier ses programmes à l’intérieur du théâtre, et de s’en apercevoir une fois dehors (elle fit des pieds et des mains un soir pour récupérer des trésors signés par Joan Sutherland qu’elle avait laissés dans la loge de celle-ci).
Avec le réalisateur Kieran Walsh Ⓒ Kieran Walsh
Au fil des années, Lois accumule une collection considérable de signatures : alors qu’on lui posait la question devant moi, elle en avait avoué plus de 100.000 (je ne me souviens plus de la date mais nous étions encore au XXe siècle). Pour ahurissant qu’il soit, le chiffre est tout à fait crédible : 10 signatures par spectacles pendant 50 ans, et pour 200 spectacles par an : c’est même un minimum (d’ailleurs on parle plutôt aujourd’hui de 200.000 programmes ou photos). Vu le peu de soin avec lequel elle sortait et rangeait ses photos dans son cabas, dont elle avait toujours un peu de mal à trouver l’ouverture, on peut se faire du souci sur l’état de cette collection, probablement entassée dans son modeste appartement de l’East Village. Quant à vouloir l’exposer, n’y songeons même pas : à raison de 9 photos par m2 sur une hauteur de 2,20 m, il faudrait y consacrer une surface d’accrochage de plus de 10 km de long… Une bonne blague aurait été d’avoir désigné le Met comme légataire universel, mais il semblerait que la collection ait été léguée à la New York Public Library for the Performing Arts (il n’est pas sûr que celle-ci accepte cet encombrant héritage). Quant à les mettre en vente sur eBay, même par paquets de 100 chaque semaine, cela prendrait près de 40 ans : encore faudrait-il trouver assez d’acheteurs (et n’imaginons même pas l’effondrement des cours des autographes induit par une telle manne).
En 1969, Opera News lui consacre un article. En 1975, son personnage apparait dans le roman Mawrdew Czgowchwz de James McCourt. On peut la voir dans ce document sur Luciano Pavarotti, en 1976 ou ici, à 79 ans. Sa figure est évoquée par Wayne Koestenbaum. En 2007, une soirée est organisée à l’occasion de son 75e anniversaire, à laquelle participent Marilyn Horne, Renée Fleming et James Levine qui lui remettent une bague et une partition dédicacée de La Bohème. Le réalisateur Kieran Walsh lui consacre un documentaire, Quiet Diva, projeté en 2013 mais introuvable depuis. On peut y trouver notamment les témoignages de Mignon Dunn, Shirley Verrett (pour qui le réalisateur fit le déplacement jusqu’au Michigan où elle résidait), Deborah Voigt, Frank Lopardo, Frederica von Stade, et bien sûr, Samuel Ramey.
Avec le soprano Jane Marsch en 2015 Ⓒ Metropolitan Opera Guild
Sur la fin de ses jours, Lois Kirschenbaum ne pouvait plus se déplacer qu’en chaise roulante et avait petit à petit renoncé à fréquenter le Met, tout en continuant à suivre ses retransmissions radio hebdomadaires et les exploits des Yankees, successeurs des Dodgers. Elle décède le 27 mars 2021 des suites d’une pneumonie et d’une défaillance rénale. Elle avait 88 ans. On ne lui connaissait aucune autre famille que celle des artistes qu’elle aimait plus que tout au monde.