La première de cette nouvelle production du chef d’œuvre de Verdi devait être l’occasion du retour sur scène de Luisa Mandelli à 93 ans dans le rôle d’Annina. Notre déception fut grande d’apprendre au dernier moment son retrait du projet, mais l’exceptionnel aboutissement de ce spectacle aura fait s’envoler nos préventions.
Voulue sans entracte, la production de Dieter Dorn s’impose en effet par la fluidité de la mise en scène, une véritable course à l’abîme parfaitement maîtrisée. Le décor unique est d’une grande simplicité : un miroir brisé, au centre, et une cloison en demi-cercle qui clôt le plateau, le tout sur un plan incliné. Sur le miroir, un grand sac crevé devient un sablier improvisé. Durant le prélude, Annina vient décorer d’une fleur la tombe de Violetta. On voit celle-ci se regarder dans le miroir jusqu’à ce que son reflet laisse place à un groupe de figurants (entièrement habillés de blanc à la manière de champions d’escrime) entremêlés de manière à figurer une tête de mort. Dans un noir et blanc quasi général, seuls les chœurs, habillés dans un style qui rappelle les « années folles », tranchent par des couleurs spectaculaires. Quelques coussins suffisent à figurer la chambre à coucher du deuxième acte. Un simple jeu de cartes, et nous sommes chez Flora. Simplicité et efficacité sont donc les maîtres mots de cette production. Le travail d’acteur est réglé au cordeau, avec une caractérisation poussée de chacun des personnages, jusqu’au moindre choriste, d’un réalisme cinématographique, et avec des outrances maîtrisées (comme lorsqu’Alfredo enfile entre les cuisses de Violetta les billets qu’il vient de gagner).
© Bernd Uhlig
Ainsi dirigée, Sonya Yoncheva est tout simplement l’une des meilleures Violetta qu’il nous ait été donné de voir ces trente dernières années. La voix peut être torrentielle (avec un « Amami Alfredo » qui évoque Maria Callas) comme capable des piani les plus sensibles (« Dite alla giovine ») et toujours en totale concordance avec le texte. A titre d’exemple, citons le dialogue avec Germont père (« Imponete ») qui la voit par exemple colorer ses répliques d’une sorte de résignation suicidaire, tandis que l’interprétation est rehaussée par les mimiques du visage (à ce moment précis, la moue un peu cynique d’un être prêt à passer de l’autre côté du miroir, une expression d’ailleurs à prendre au pied de la lettre pour la mort finale). Il ne manque à notre bonheur que le contre-mi bémol à la fin du premier acte ! A ses côtés, Simone Piazzola campe un Germont père aux multiples facettes : bourgeois grossier puis brisé lui aussi par des événements qui le dépassent. Le timbre du baryton n’est pas particulièrement caractéristique mais la voix est parfaitement conduite, la musicalité accompagnant toujours le texte (je citerai par exemple une splendide attaque piano puis enflée du fa dièse sur « Ma se alfin ti trovo ancor » en conclusion du célèbre « Di Provenza », qui, dramatiquement, permet de conjuguer tendresse et autorité). Un couplet de la cabalette qui suit, morceau souvent coupée, est ici restitué et chanté avec la même intelligence. Le jeune ténor marocain Abdellah Lasri n’est malheureusement pas au même niveau, faisant d’ailleurs les frais de quelques huées dès la cabalette de son air (réduite à un couplet et sans son contre-ut traditionnel), ainsi qu’au rideau final. Dramatiquement engoncé, il n’a d’yeux… que pour la baguette de Daniel Barenboim ! Vocalement, le matériau est trop vert et la technique précaire, le ténor multipliant les micro-coupures dans la ligne dès que la voix est un peu sollicitée, ou abandonnant la voix projetée pour atteindre certains aigus. Dans la partie centrale néanmoins, le chanteur dispose d’un vrai matériau, avec un timbre riche et une projection plus franche : peut-être cet Alfredo n’était-il tout simplement pas un bon choix. Signalons enfin que l’ensemble des comprimari sont de grande tenue, et les chœurs excellents.
Connaissant les conditions de répétitions de l’orchestre, Daniel Barenboim obtient de sa phalange un résultat assez remarquable, imposant une urgence en totale communion avec la production, et sans jamais venir couvrir les voix. L’orchestre devient lui aussi un véritable acteur du drame, à la manière de ce que Toscanini avait obtenu dans son légendaire enregistrement de l’ouvrage.