Le 17 mars 2022, nous commémorerons les 160 ans de la disparition de Fromental Halévy. Cet événement n’a pas particulièrement ému les responsables de théâtres français, puisqu’aucune insititution ne semble avoir prévu de programmer un opéra du compositeur la saison prochaine. Une fois de plus, se vérifie le vieil adage, Nul n’est prophète en son pays, grâce à deux auteurs britanniques : l’ouvrage de Robert Letellier et Nicholas Lester Fuller vient en effet à point pour apporter un éclairage inédit sur l’œuvre et la carrière de ce musicien, compositeur oublié aujourd’hui tandis qu’il jouissait de l’estime unanime de ses pairs et collectionnait les succès de son vivant.
Halévy était vu par ses contemporains comme l’exemple même de l’école française, Meyerbeer représentant l’école allemande et Donizetti l’italienne (pour leurs ouvrages en français). Halévy était même considéré, avec Auber, comme le plus grand musicien français depuis Rameau, et qualifié de Rubens de la musique. Pourtant, Halévy avait son art en trop grande estime pour chercher à plaire (Auber non plus, mais il y arrivait naturellement grâce à son génie mélodique). Halévy était donc d’abord le musicien des musiciens. Wagner, qui arrangea une transcription pour piano de La Reine de Chypre1 lui consacra deux longs articles (donnés in extenso dans les annexes) et déclarait apprécier son énergie passionnée et l’intensité de sa pensée. Contrairement à Meyerbeer, Halévy ne fut d’ailleurs jamais la cible de propos antisémites de la part du compositeur allemand. On peut sentir son influence, par exemple au début des Meistersinger von Nürnberg ou dans le motif des enclumes des Nibelung. Toujours à propos de La Reine de Chypre, Hector Berlioz écrivit : « La musique de M. Halévy n’est pas de celles qu’on puisse gouter et apprécier à sa valeur de prime-abord ; elle a des beautés intimes et complexes, sans que sa forme, cependant, manque de grandeur, ni son expression de spontanéité, qu’on admire et qu’on n’aime qu’après un examen attentif ». De son côté, Gustav Mahler considérait La Juive comme « l’un des plus grands opéras jamais créés » (remarquons au passage que ni Halévy ni Mahler ne se sont offusqué d’un quelconque antisémitisme dans cet ouvrage). L’investissement intime de Fromental Halévy était total : il était régulièrement ému en composant, lorsqu’il mettait en musique des situations dramatiques qu’il ressentait profondément, et on l’a vu pleurer plusieurs fois dans ce type d’occasions. Cette inclination pouvait le mener à des sortes de dépressions, telles qu’il en connut pour La Juive et Charles VI. Le public en revanche n’appréciait pas toujours d’emblée ces beautés musicales et, même La Juive ne fut un succès qu’au bout d’un certain temps. On peut supposer que la magnificence de la production encouragea le public à y retourner pour le spectacle des yeux, les oreilles finissant par s’apprivoiser les fois suivantes. Toutefois, de nombreux airs de La Juive sont passés à la postérité et ont été préservés dès les débuts de l’enregistrement, sur cylindre ou 78 tours, preuve que l’ouvrage avait fini par être fort apprécié pour sa musique. Outre le célébrissime air d’Eléazar (avec parfois sa cabalette), on peut entendre l’air de la Pâques Juive (« Dieu que ma voix tremblante »), la cavatine ou la Malédiction de Brogni, le brillant Boléro d’Eudoxie comme l’air de Rachel, « Il va venir », d’une émouvante simplicité, mais aussi des ouvrages moins connus.
Mais Halévy n’était pas l’homme d’un unique chef-d’œuvre. L’ouvrage de Letellier et Fuller passe en revue et dans le détail les 31 partitions écrites pour le théâtre par le compositeur (beaucoup d’ouvrages lyriques et quelques ballets, sans compter 4 cantates) : créateurs, synopsis, sources, commentaires généraux, analyse musicale, réception (chaque scène est passée en revue au crible des critiques de l’époque), créations locales, discographie (quand elle existe) et bibliographie. Chaque titre est suivi d’un impressionnant appareillage de notes, notamment les commentaires cités en anglais dans le cœur du chapitre et repris de manière intégrale et en français, ce qui rend la lecture aisée, même lorsque l’on ne possède pas complètement la langue de Shakespeare. On découvre un Halévy qui aura touché à des genres très divers : outre le grand opéra français, le ballet (avec peu de succès, ce qui se comprend : la musique savante n’étant pas nécessairement la plus indiquée pour cet art), l’opéra-comique ou l’opéra-bouffe. Rares sont les ouvrages remontés ces dernières années toutefois. L’Eclair, une comédie à quatre personnages, qui serait particulièrement facile à donner à Favart (je dis ça comme ça), fut écrite dans la foulée de La Juive et obtint un un succès… du tonnerre (on peut en trouver un enregistrement sur le vif en allemand). En 2008, l’infatigable Cecilia Bartoli defendit Clari à Zurich, mais contrairement aux habitudes de l’époque, l’ouvrage ne fut pas repris à Pleyel dans la foulée. La résurrection en 2012 du Dilettante d’Avignon, avec sa parodie de l’opéra italien et son final loufoque, reçut un excellent accueil (l’enregistrement commercial sur le vif préserve d’ailleurs le bis pour lequel la salle applaudit en rythme). Recréés à Compiègne aux temps bénis de Pierre Jourdan, Charles VI et Noé (ouvrage tardif terminé par Bizet) furent également de grands succès. On peut certes oublier la représentation de La Reine de Chypre donnée au Théâtre des Champs-Elysées, concert maintenu malgré l’absence d’un ténor pour chanter l’un des rôles principaux, mais son enregistrement par Palazzetto Bru Zane est très satisfaisant. Les excellentes représentations du Guitarrero sont malheureusement passées inaperçues, faute de promotion. Tout cela donne envie d’entendre les ouvrages les plus estimées à leur création, tels que Les Mousquetaires de la Reine, par exemple. Chanter ces ouvrages n’est toutefois pas à la portée de n’importe qui.
L’ouvrage de Letellier et Fuller retrace bien entendu la vie de Halévy, republie plusieurs monographies contemporaines (Fétis, Sainte-Beuve…), et offre également un passionnant choix de lettres (une centaine) qui permettent de nous pénétrer du climat musical de l’époque au travers des relations du compositeurs avec ses contemporains : collègues, librettistes, critiques, chanteurs, directeurs, famille… Un chapitre est consacré aux innovations orchestrales introduites par le compositeur, à l’époque considérées comme du même niveau que celles de Meyerbeer et Berlioz, et notamment son intérêt pour des instruments rares (les cors de basset qui introduisent l’air d’Eléazar, souvent remplacés par des cors anglais, le mellophone utilisé dans La Reine de Chypre…). Cette somme en deux volumes, totalisant plus de mille pages de texte, contient également de nombreuses annexes : l’intégralité des deux articles de Richard Wagner mentionnés plus haut, une analyse du contexte théologique de La Juive, une bibliographie où Forum Opéra et l’auteur de ces lignes sont fugitivement mentionnés (c’est dire sa qualité !). Cerise sur le gâteau, ou plutôt icing on the cake, l’éditeur propose une riche iconographie avec de magnifiques cahiers centraux en couleurs et sur papier glacé, de plus de 150 pages supplémentaires chacun, au milieu des deux volumes (les iconographies des autres ouvrages du même auteur dans cette collection étaient jusqu’à présent en noir et blanc) : tableaux, photos, extraits de partitions, dessins de costumes, maquettes de décors, vignettes publicitaires… On y trouve également un splendide portrait d’Halévy qui appartient aux collections du Musée de la Musique… mais qui n’y est pas exposé. Enfin, en dépit de son érudition, l’ouvrage se lit facilement tant son style est clair et agréable.
Ces deux volumes remarquables constituent à l’évidence la référence absolue pour la redécouverte de Fromental Halévy, et permettent de compléter le panorama de la scène lyrique française commencé avec les précédents volumes consacrés à Meyerbeer et Auber : une belle manière de renouveler l’Entente cordiale, en attendant un futur où ces ouvrages retrouveront les scènes.
1. Le livret de La Reine de Chypre a été repris par Donizetti pour sa Caterina Cornaro. Il s’agit d’ailleurs d’un épisode historique.