A la recherche d’une preuve supplémentaire du génie de Rossini, voici Moïse et Pharon, vaste fresque représentée pour la première fois en 1827 à l’Opéra de Paris – alors Académie royale de Musique –, adaptation française en quatre actes, avec ballet obligé, de Mosé in Egitto (créée à Naples huit années plus tôt), qui dans cette version à destination du public parisien ouvre de nouvelles perspectives au genre lyrique, français comme italien. La dimension monumentale de la partition creuse le sillon du grand opéra dans lequel Meyerbeer s’engouffrera. Les chœurs du peuple hébreux annoncent déjà Nabucco. Cette dimension visionnaire de l’œuvre, Giacomo Sagripanti à Pesaro fait mieux que la suggérer. Il la surligne sans pour autant négliger le détail d’une orchestration dont on connaît le raffinement. Il y a dans sa direction une vitalité doublée d’une recherche de l’effet qui anime une partition sinon marmoréenne. Il y a aussi un travail sur le son auquel participent avec une ferveur contagieuse un Orchestra Sinfonica della RAI touché par la grâce et un Coro del Teatro Ventidio Basso dont l’intelligibilité est le seul talon d’Achille.
La soirée dépasse les quatre heures, entractes compris, mais le temps passe vite lorsque les maîtres du sablier sont des interprètes rompus dans leur grande majorité au style et aux difficultés de cette musique. Au sein d’une distribution réjouissante, seconds rôle inclus, Andrew Owens – Aménophis – fait figure de maillon faible mais il sera beaucoup pardonné au chanteur états-unien car il a beaucoup toussé durant la représentation, au point de devoir s’absenter quelques instants de la scène pour retrouver un semblant de voix. L’indisposition que l’on espère passagère n’est pas sans handicaper le duo avec Pharaon au deuxième acte, « Moment fatal ! … Que faire ». Mais quel ténor pourrait affronter sans chanceler ce bloc de granit sonore qu’est Erwin Schrott ? Le volume est énorme, la liberté totale, la présence écrasante au point qu’il est difficile de concevoir ce monarque méphistophélique chancelant sous les assauts de la puissance divine. Et pourtant, il lui faut s’incliner face au tonnerre d’applaudissements déclenchés par Vasalisa Berzhanskaya. A 27 ans, la mezzo-soprano russe apparaît comme la révélation du festival. « Ah d’une tendre mère », la scène de Sinaide abordée d’une voix longue et égale qui enjambe les octaves et nargue les sommets, repousse certaines limites que l’on pensait infranchissables. Côté hébreux, la riposte n’attend pas. Eleonora Buratto est un de ces sopranos au médium solide – Butterfly à New York la saison prochaine tout de même ! –, à l’aigu cinglant, à l’agilité suffisante pour exécuter les innombrables roulades auxquelles Rossini la contraint, et cependant capable d’alléger la voilure pour donner à comprendre les tourments d’Anaï partagée entre amours terrestre et divin. Roberto Tagliavini, enfin, projette Moïse au premier plan, d’un souffle auquel aucune note ne peut résister, pas même le final haletant du troisième acte, « votre ardeur, votre foi chancelle ». Quelle autorité, quelle intensité et quel métal ! Son prophète est un fou de Dieu, terrible et inflexible, qui extirpe le péplum lyrique des entrailles d’un chant habité pour le transmuter en drame de rage et de fureur.
© Studio Amati Bacciardi
Derrière la mise en scène classique, derrière les décors stylisés, les costumes monochromes et les figurants dénudés comme sur une couverture de Men’s Health, on reconnaît sans peine la griffe de Pier Luigi Pizzi. La représentation des plaies d’Egypte et du passage de la Mer Rouge évite de sombrer dans le grand guignol ou le ridicule. On aimerait en écrire autant de la chorégraphie proposée par Gheorghe Iancu. A sa décharge, la justification dramatique du ballet est tout sauf évidente. Pas d’écart à la lettre du livret donc, à l’exception d’une référence à l’actualité migratoire lors du cantique final. Mais, comme dit la chanson, une seule suffit pourvu qu’elle soit bonne.