Producteur, metteur en scène, musicien (à la fois défricheur et interprète) : en l’espace de deux soirées, le Bayreuth Baroque Opera Festival nous aura permis d’admirer la diversité des talents de Max-Emanuel Cenčić. George Petrou et son Armonia Atenea le rejoignaient au lendemain d’une représentation d’Alessandro nell’Indie de Vinci pour l’accompagner dans un florilège d’airs de Haendel écrits pour Senesino et donnés dans le cadre d’un concert de gala célébrant les quarante ans de scène du chanteur.
Aux lecteurs que ce chiffre fera sourciller, rappelons brièvement une trajectoire à nulle autre pareille. Max-Emanuel Cenčić se produit pour la première fois en public à l’âge de six ans et sera l’un des solistes vedettes des Wiener Sängerknaben. L’adolescence préserve un temps ses ailes et il poursuit sa carrière comme sopraniste. S’il devient ensuite contre-ténor, il assure certaines parties de mezzo-soprano (Serse, Faramondo, Teseo) et revendique même l’étiquette sur un album qui fait sensation. Bien que son nom soit moins étroitement associé à celui de Haendel que celui d’autres falsettistes, il n’a jamais cessé de le fréquenter. Des solos de soprano du Messie aux rôles-titres de Rinaldo et d’Arminio, les emplois ont toujours épousé l’évolution de la voix au fil des tessitures. Max-Emanuel Cenčić s’est déjà frotté avec un réel succès à l’héritage de Senesino (les rôle-titre d’Alessandro et d’Ottone, Andronico dans Tamerlano), mais sa vocalité, d’une éclatante noirceur, semble désormais idéale pour le défendre.
Le Petit Siennois, de son vrai nom Francesco Bernardi, possédait, selon Burney, qui s’appuie sur le témoignage de Quantz : « une voix de contralto puissante, égale, douce et d’une justesse parfaite ». Si Quantz évoquait en réalité une voix de mezzo-soprano grave qui montait rarement au-dessus du Fa, Burney commente : « ce jugement fut exprimé alors que Senesino était encore jeune, avant son séjour en Angleterre, on peut imaginer qu’il perdît ensuite certaines de ses notes aiguës ; en effet, les airs que Haendel écrivit pour lui se maintiennent strictement dans les limites d’un vrai contralto ». Ils exigent en particulier des graves bien timbrés et sonores qui font, aujourd’hui encore, défaut à maints contre-ténors dont les assises se révèlent fragiles. Au contraire, non seulement l’organe de Max-Emanuel Cenčić a toujours été solidement connecté, mais tout en conservant des reflets mordorés et son éclat dans le haut-médium, son bas-médium semble avoir gagné en densité et se pare de teintes plus sombres, rares chez ses pairs, qui siéent parfaitement à l’écriture de Senesino.
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Le célèbre castrat, rapporte encore Burney, « chantait les allegros avec feu et marquait les diminutions rapides depuis la poitrine avec une belle précision ». Cenčić s’y aventure aussi, mais en pratiquant une habile fusion des registres quand d’autres décrochent parfois brutalement. Fortes de cet ancrage et d’une flexibilité intacte, les coloratures conservent robustesse et plénitude sur toute l’étendue. Avoir les moyens de ses ambitions et servir les pages qu’il est le mieux à même de défendre n’est-il pas aussi pour un chanteur le meilleur moyen de se mettre en valeur et de durer ? Cela peut sembler un truisme, or, les contre-exemples, hélas, abondent, peut-être même davantage dans cette catégorie vocale.
Max-Emanuel Cenčić n’a plus rien à prouver, il ne cherche pas davantage à plaire, mais se fait d’abord plaisir en furetant hors des sentiers battus. Seul tube, « Va tacito e nascosto » (Giulio Cesare) est à cet égard l’exception qui confirme la règle au sein d’un programme original et qu’il a pris la peine de s’approprier afin de pouvoir l’honorer sans partition. D’Orlando, il n’a pas retenu « Fammi combattere » ni la scène de folie, mais « Non fu già men forte », splendide aria conquérante (Haendel reprend une mélodie de l’Ottavia de Keiser) où le chevalier plastronne en se comparant à Hercule puis Achille. Hormis « Ombra cara » (Radamisto), lamento qu’il avait enregistré dans sa mouture originale destinée à Margherita Durastanti (Händel Opera Arias) et qu’il donne ce soir dans la version transposée pour Senesino, le contre-ténor ne revisite pas son propre répertoire. Il préfère aborder de nouveaux rivages et nous révéler les rythmes pointés du très nerveux « Vile se mi dai vita », aria méconnue que Haendel composa pour le castrat lors de la reprise de Radamisto et qui assoit la stature héroïque du jeune prince de Thrace tendrement épris de Zenobia.
De Poro, élaboré sur le même livret que l’Alessandro nell’Indie de Vinci, Max-Emanuel Cenčić a retenu les traits menaçants de « Vedrai con tuo periglio », sans nul doute inspirés par le tempérament fougueux de Senesino. Son successeur n’en manque pas et rivalise d’agilité dans l’ébouriffante aria di tempesta « Agitato da fiere tempeste » (Riccardo Primo), dans laquelle Farinelli fut impressionné par la virtuosité de Senesino au point de l’imiter par la suite. En outre, notre contralto moderne – après tout, le terme est masculin et a longtemps désigné aussi bien des hommes que des femmes ! – nous invite à redécouvrir une des arie en concerto grosso les plus élaborées qui soient jamais sorties de la plume de Haendel. Avec ses jeux d’échos entre cors et flûtes, son foisonnement de couleurs et de textures qui sollicitent, au gré des soli, jusqu’aux alti et contrebasses, et auxquelles se mêlent les subtiles résonances de poitrine du chanteur, « Se la mia vita » (Ezio) distille un onirisme enchanteur.
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La sobriété du musicien ne pourrait dérouter que celles et ceux qui ne le connaissent guère. A l’image de David Daniels, par exemple, Max-Emanuel Cenčić a toujours fait preuve de modération dans les embellissements. Impossible de ne pas faire le rapprochement avec Senesino, dont Burney affirmait qu’il ne « chargeait jamais d’ornements superflus », mais « savait faire sentir les notes essentielles avec un art consommé ». Si, comme Paul-Antoine Bénos-Djian à Beaune, il renonce à l’accompagnato qui le précède et en éclaire la portée, sa lecture de « Stille amare » (Tolomeo) nous tient en haleine par son dépouillement habité, une angoisse intériorisée et d’une désarmante sincérité. Prima gli affetti, dopo gli effetti : tel pourrait être le credo du contre-ténor. L’orchestre, suspendu à ses lèvres, possède, lui aussi, un art de l’estompe extrêmement suggestif. Il faut reconnaître que les forces vives de l’Armonia Atenea demeurent des partenaires d’élection de tout premier rang. Saluons, une fois encore, la conduite du discours de Petrou, qui phrase et respire avec le chanteur dans une connivence de chaque instant (n’étaient de menus et très ponctuels décalages du soliste dans Ombra Cara et les prévisibles approximations du cor dans Va tacito e nascosto). Les artistes ont développé une compréhension intime, organique de la musique du Saxon qui coule avec une évidence souveraine.
Un bis unique nous laissera un peu sur notre faim – même si cela relève plutôt de la gourmandise après un concert aussi généreux. De Bertarido (Rodelinda), il élude le (trop) fameux « Vivi tiranno » et se lance dans le chant de victoire, au III (tout un symbole en guise de finale) : « Se fiera belva ha cinto ». Vélocité des vocalises, attaques incisives à l’envi, notre champion n’accuse aucun signe de fatigue, mais la raison l’emporte, elle doit l’emporter comme nous invitent à le comprendre les quelques mots adressés à l’auditoire. Max-Emanuel Cenčić n’est pas une guest star qui repart le lendemain et ses responsabilités de directeur artistique du festival, de metteur en scène l’attendent, sans parler du San Giovanni Battista de Stradella qu’il interprétera dans quelques jours.
Les blasés, les jaloux, les esprits chagrins auront beau dire que la salle lui était tout acquise, l’ovationnant longuement avant même qu’il n’ouvre la bouche, toujours est-il que Max-Emanuel Cenčić nous a délivré une magistrale leçon de chant et d’abord de musique. Une leçon d’intelligence et de longévité également pour les nouvelles générations de contre-ténors.
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