Datée de 1716 et donc contemporaine de sa flamboyante Juditha Triumphans, l’Arsilda Regina di Ponte de Vivaldi ne se hisse sans doute pas, sur le plan dramatique, au niveau de ce chef-d’œuvre, mais recèle bien des séductions que met en valeur la production créée à Bratislava le 9 mars et actuellement de passage à l’Opéra de Lille avant sa reprise à Luxembourg, Caen et Versailles. L’opera seria nous a, certes, habitué aux intrigues tarabiscotées, à grand renfort de travestissements, de changements de sexe et de coups de théâtre vaudevillesques, mais il vaut mieux s’accrocher pour ne pas perdre les fils multicolores de la trame d’Arsilda, ponctuée de sentences improbables du genre « Ton époux est ma sœur ». A priori, le fait que les protagonistes, un frère (Tamese) et une sœur (Lisea), soient des jumeaux, rend un peu plus crédible la supercherie de Lisea, supposée morte, qui se fait passer pour Tamese, censé avoir péri lors d’un naufrage mais qui réapparaît déguisé en jardinier et découvre que sa soeur est sur le point de s’unir à la reine Arsilda. Or, non seulement, ces rôles ne sont – pas plus aujourd’hui que lors de la création – confiés à de véritables jumeaux ni même à des artistes offrant une quelconque ressemblance physique, mais ils évoluent dans les tessitures de ténor (Tamese) et de contralto (Lisea)…
La couleuvre est particulièrement difficile à avaler pour le spectateur, mais pour peu qu’il accepte cette convention, la mise en scène de David Radok lui permet d’apprécier l’équivoque savoureuse de plusieurs échanges, tout en renchérissant avec une évidente gourmandise dans la confusion des sexes, glissant parmi les choristes une manière de Chérubin poudré et une Conchita Wurst en robe de marquise. Frais, léger, souvent gai, le spectacle recourt à une poignée de danseurs pour illustrer avec juste ce qu’il faut d’esprit certains airs (chorégraphies d’Andrea Miltnerová) alors que des ouvertures sur le mur du fond de scène le transforment en calendrier de l’avent géant et dévoilent des fragments de toiles très poétiques d’Ivan Theimer qui assurent les changements de décor. Figure centrale de l’ouvrage, Lisea se révèle plus dense et complexe que les autres protagonistes et lui apporte une profondeur peut-être indispensable dans ce vaste jeu de dupes où se dissolvent les rapports humains. Hormis le sublime repentir de Barzane, qui l’a trahie pour en aimer une autre (la reine Arsilda), seule Lisea réussit à nous émouvoir. Václav Luks l’a bien compris, qui prolonge le climat désenchanté où évolue un lieto fine ambigu à souhait (en mi mineur !) en reprenant son magique « Fra cieche tenebre », une liberté dont nous lui sommes infiniment reconnaissant.
© Petra Hajska
Réjouissons-nous, car 2017 devrait marquer un tournant dans la carrière lyrique de Lucile Richardot. Parallèlement à cette production itinérante d’Arsilda où elle campe Lisea, elle participe au projet Monteverdi 450 de John Eliot Gardiner qui l’a choisie pour incarner Pénélope (la trilogie sera donnée à la Philharmonie de Paris du 16 au 18 septembre). Incarner au sens fort du terme, car elle s’est littéralement approprié le rôle, intériorisant ses affects avec une justesse inouïe, une sincérité qui nous étreint également chez Vivaldi. Bien sûr, son timbre fuligineux et ses graves charnus épousent avec un bonheur rare cette partie de contralto, mais au-delà de cette plénitude, c’est la subtilité qui fait tout le prix de son interprétation. Kangmin Justin Kim se partage, lui aussi, en ce moment, entre les deux tournées, passant de Néron à Barzane, le jeune roi de Bythinie promis en secret à Lisea. Manifestement fatigué et moins à l’aise dans la virtuosité que d’ordinaire (on se souvient de son éblouissante prestation face à Vivica Genaux dans Catone in Utica), le contre-ténor n’en affronte pas moins avec cran la pyrotechnie, mais ici comme dans le Romeo e Giulietta de Zingarelli il y a quelques mois, c’est son engagement viscéral qui nous désarme et opère une véritable catharsis dans son air final, seul climax de tout l’opéra.
Un ambitus trop large et des sauts de registre malmènent le mezzo clair d’Olivia Vermeulen, mais elle a néanmoins quelques beaux moments dans le cantabile et l’actrice confère une réelle présence à la reine du Pont, victime des événements et non héroïne d’un opéra auquel elle ne mérite pas de donner son nom. Mirinda, sa suivante, tend à lui voler la vedette. Il faut dire que cette jeune fille de prime abord candide, mais qui gagne en assurance, hérite du soprano brillant et sonore de la ravissante Lenka Máčiková. Mauvais soir, en revanche, pour Fernando Guimarães (Tamese), dont le souffle comme l’aigu se dérobent dans le poignant Largo « La tiranna avversa sorte » et dont la vocalisation manque de nerf. Cisardo, l’oncle de Tamese et Lisea, a la prestance naturelle de Lisandro Abadie dont le baryton basse solide et bien timbré affronte sinon avec hardiesse, du moins avec vaillance les airs de bravoure.
Dans une partition fort contrastée et où abondent les figuralismes, Václav Luks admire la richesse harmonique des récitatifs et « l’explosion d’inventivité » de l’instrumentation. A la tête de son Orchestre Collegium 1704, il lui rend justice et s’il assume sa vitalité rythmique, par contre, comme le relevait Laurent Bury, il n’hystérise jamais le discours. Au contraire, le chef l’articule et le phrase avec une souplesse remarquable, déployant un art consommé du rubato et un vaste éventail de nuances dynamiques pour épouser au plus près celles du sentiment. Sous sa direction, le chœur du Collegium 1704 sonne lui aussi magnifiquement au point que ses interventions nous paraissent trop brèves.