Après sa singulière et largement débattue Norma sur ces mêmes planches quelques semaines plus tôt, Cecilia Bartoli revient briller dans un de ces récitals qui ont fait sa réputation et lui ont gagné depuis longtemps l’admiration du public parisien. Elle reprenait ce soir un programme déjà largement abordé Salle Pleyel puis à Versailles il y a quelques années. Admettons d’abord que les fantômes de ses exploits passés planent sur ce concert : oui, les aigus ont fui ; oui, la projection est de plus en plus réduite et oui, les pièces instrumentales occupent une part grandissante dans ses récitals. Mais l’artiste est consciente du déclin de ses moyens et conçoit son programme avec intelligence : beaucoup de lamenti ou d’andante, des airs virtuoses qui tiennent plus de la dentelle que de la tempête avec un orchestre qui se tapit pendant les vocalises. Plutôt « Myself I shall adore » que « No, no I’ll take no less », plutôt « Un leggiadro giovinetto » que « Come nembo ». Mais à bientôt trente ans de carrière, après tant de prise de risque, et avec des récitals généreux qui aujourd’hui encore durent plus de deux heures avec au moins trois bis, il serait malvenu de lui reprocher cette prudence. D’autant qu’elle ne se prive pas d’un petit tour d’acrobaties une fois la voix chauffée (l’aria de Steffani qui se conclut par un duel avec la trompette), et qu’elle est toujours aussi vivante et généreuse sur scène (cette même aria où le duel vire au jazzy quand elle entonne « Summertime », ou le second air de Semele qui devient un air du selfie lorsqu’elle troque le miroir pour un smartphone).
Une soirée entière avec Haendel et Bartoli est l’occasion de plonger dans les souvenirs de ses interprétations passées (Il Trionfo del Tempo et del Disinganno et Semele à Zurich) ou à venir (Ariodante à Salzbourg, pour lequel elle se décide finalement à jouer un rôle travesti sur scène), tout en profitant de morceaux qui sont ses airs de malle depuis quelques années, et de découvrir de nouvelles interprétations (la mort d’Acis). Pas de Cleopatra qu’elle a déjà chanté à Paris, mais pas d’Alcina non plus, nous le regrettons. Pour les souvenirs, ceux de son Piacere ont été les plus amers : la voix met longtemps à se chauffer en ce début de concert, les airs galants sonnent gentils mais pauvres, et il faut attendre le « Lascia la spina » pour qu’un engagement dramatique toujours aussi intense confère à sa voix la densité nécessaire pour tenir des notes filées d’une délicatesse et d’une focalisation intactes. C’est tout le charme de Bartoli : un style virtuose qui peut vite tourner à l’autocaricature, un jeu qui semblerait outrancier si elle s’arrêtait en chemin, mais elle incarne ses personnages avec tant d’incandescence que l’artifice se transforme en sincérité. L’émotion est encore exacerbée avec une mort d’Acis d’une gravité et d’une contrition rayonnantes, qui prouvent que l’artiste a encore bien des choses à dire, surtout loin de la virtuosité qui a fait son succès. Puis arrive Semele, dont les deux airs soulignent à quel point sa technique reste souveraine, lui permettant aussi bien de caresser une ligne de chant pleine de nuances dans l’air du sommeil, que de ciseler des vocalises audacieuses jusque dans la reprise du « Myself I shall adore » sans louper une seule note, au contraire de l’air de fureur de Melissa, pour lequel sa voix n’a plus l’autorité nécessaire et où l’actrice peine à exister face à l’éclat de la trompette et du hautbois concertants.
L’air d’Apollo e Dafne est une jolie « berceuse à cui-cui » dans laquelle sa chaleur humaine et son authenticité n’ont aucune peine à attendrir au retour de l’entracte. Mais le morceau de choix de ce concert est sans conteste le lamento d’Ariodante qu’elle interprète avec une âpreté sauvage, alternant des accents qui enlaidissent à dessein son timbre avec des notes attenuées et suspendues pour traduire l’hébétude plaintive du jeune homme. Aborder ce rôle à la scène devrait lui permettre de varier davantage les reprises et de conférer à son personnage une richesse psychologique plus grande, et pas seulement très incarnée. Avec l’air d’Agilea dans Teseo, elle retrouve un de ses chevaux de bataille, et l’on est toujours étonné de la voir tenir la grande vocalise avec autant d’aisance et sans jamais respirer (quelle autre chanteuse en est capable sur scène ?), même si ce n’est plus avec le panache d’autrefois, et même si l’air est repris dal segno et non da capo. Pour les bis, « Sol da te » extrait d’Orlando furioso de Vivaldi succède à un petit air comique de tempête du même compositeur où elle s’accompagne au tambourin avec beaucoup de fraicheur. Mais une fois encore, c’est dans l’économie du désespoir que sa palette de couleurs et la qualité de son cantabile font le plus d’effet.
Cette soirée était également l’occasion de découvrir son nouvel ensemble : Les Musiciens du Prince-Monaco. Avouons que nous nous attendions à mieux. Individuellement tous les solistes sont excellents, les pupitres de cordes très rigoureux, mais trop de fois l’ensemble nous a semblé mal agencé, manquant de cohésion, d’un son vraiment commun, et même de personnalité. Aussi bien dans les morceaux instrumentaux que dans l’accompagnement, tout est correct mais jamais vraiment excitant. Sans compter l’abus de percussions qui viennent souvent déséquilibrer l’ensemble : si l’exotisme oriental de Rinaldo justifie les grelots, pourquoi un tambourin dans l’ouverture d’Ariodante dont l’action se déroule en Ecosse ? Jouant actuellement sans chef, gageons que le travail avec Diego Fasolis ce printemps à Salzbourg leur permettra de trouver leur style.