Précédemment créée à Amsterdam, disponible en DVD et récemment diffusée dans les cinémas en direct de Londres, la production de Stefan Herheim a été amplement chroniquée dans nos pages. Comme souvent chez ce metteur en scène, deux intrigues coexistent. Dans le drame original, Hermann aime Lisa promise au prince Eletski. Alors qu’elle l’attend pour se donner à lui, le jeune homme essaye d’extirper à la grand-mère de la jeune fille, une martingale magique pour gagner au jeu, causant la mort de la grand-mère de saisissement. Lisa se suicide en se jetant dans un canal. Hermann, à qui la vieille comtesse est apparue en songe pour lui indiquer les trois cartes gagnantes, se rend à la salle de jeu. Il gagne les deux premiers coups, mais au troisième, c’est une autre carte qui sort : la Dame de Pique, où il croit voir le visage ricanant de la vieille femme. Il se tue. L’intrigue surajoutée se base sur la vie intime présumée du compositeur. Si l’homosexualité de celui-ci est avérée, ainsi que l’échec de son mariage avec la jeune Antonina Miliukova, les conditions de sa mort sont toujours discutées. Tchaïkovski aurait contracté (volontairement ou pas) le choléra en absorbant un verre d’eau non stérilisée, puisée dans la Néva. Pour certains, il s’agirait d’un suicide (à l’arsenic cette fois) lié à la découverte de la relation du compositeur avec un jeune officier (mineur). Enfin, partenaires à la ville comme à la scène, Nikolay et Medea Figner ont respectivement créé les rôles d’Hermann et de Lisa. Au méta-niveau du drame, Herheim fait du prince Eletski (Tchaïkovski) l’amoureux platonique d’Hermann (Nikolay Figner) auquel il cède sa future épouse Lisa (Medea Figner). Présent durant toute la soirée (tantôt interprété par le baryton, tantôt par un acteur), Tchaïkovski reste un créateur, qui s’inspire de son drame personnel pour composer l’oeuvre qui vient transcender son impasse sentimentale. Pour créer un effet de loupe, les choeurs sont grimés à l’identique des personnages principaux, perdant toute existence propre. Le verre d’eau réapparait régulièrement : mort de la Comtesse par le poison, suicide de Lisa (qui, de toute façon, aurait bu la tasse dans la Néva), etc. Lisa en Ange noir de la mort ; Tchaïkovski s’automutilant avec sa plume d’oie, entouré de figures de Saint-Sébastien ; les trois cartes de la martingales devenant trois pages de partition musicale ; l’impératrice Catherine jouée par un Hermann sardonique ; on noircirait des colonnes à raconter les détails de cette mise en scène, qu’il faut voir plusieurs fois pour en apprécier la richesse, et encore, sans être sûr d’avoir tout saisi. Pour brillante qu’elle soit, la mise en scène d’Herheim semble parfois tourner en rond, mais la production est d’une grande beauté, souvent spectaculaire (à la fin de la première partie, les choeurs sont dans la salle et invitent le public à se lever pour l’arrivée de l’impératrice). On ne pourra reprocher à Herheim d’avoir plaqué une vision personnelle étrangère à ce drame car c’est justement sa marque de fabrique ! Mais avouons qu’il y a là de quoi désarçonner un public non préparé (alors que ses Vêpres siciliennes en ces mêmes lieux étaient lisibles aux deux niveaux), surtout un samedi soir quand on cherche avant tout un divertissement, même de haut niveau. Enfin, la vision d’Herheim contribue à évacuer une grande partie du sentimentalisme de Tchaïkovski pour revenir à la nouvelle de Pouchkine, au ton autrement plus sarcastique (on pourrait noter que le compositeur avait lui-même plaqué son romantisme sur une oeuvre qui ne l’était pas).
© Catherine Ashmore
Face à un tel foisonnement, les chanteurs passent un peu au second plan, et c’est sans doute tant mieux. Démonstration est faite qu’il ne suffit pas toujours d’aligner des noms connus pour satisfaire l’oreille. En Hermann, Aleksandrs Antonenko rachète ses dernières apparitions scéniques qui nous avaient quelque peu inquiétés (il avait également dû annuler sa participation à la captation vidéo diffusée quelques jours auparavant). Certes les aigus sont parfois un peu trop droits, la souplesse laborieuse, avec des problèmes de justesse dans les vocalisations un peu rapides, mais ce chant plutôt animal trouve sa complète justification dans ce rôle. Hermann / Figner n’a pas plus d’égards pour Eletski / Tchaïkovski que pour la Comtesse. Herheim en fait plutôt un manipulateur aveuglé par ses désirs qu’un amoureux romantique. Le ténor letton sait aussi nuancer avec intelligence : les deux couplets de son dernier air sont ainsi parfaitement différenciés, tant dramatiquement que vocalement, et sa mort est émouvante. Eva-Maria Westbroek n’a pas les mêmes talents pour tirer parti de son état vocal actuel : vrillé, esquivé ou crié, l’aigu est une épreuve, pour elle comme pour l’auditeur, et sa grande scène tombe à plat. Vladimir Stoyanov offre un chant stylé, très musical, mais la voix manque un peu de largeur de timbre et de projection. John Lundgren est un luxe absolu en Tomski dont les deux airs, aux premier et dernier actes, sont de véritables joyaux. Couleur, puissance, aisance dans l’aigu, gestion du souffle : c’est absolument remarquable. À 74 ans, Felicity Palmer incarne une comtesse absolument terrifiante dramatiquement. L’ancien soprano reconverti n’éprouve aucune difficulté vocale dans ce rôle de contralto, avec des graves abyssaux, et sans vibrato envahissant. Sa réminiscence murmurée de l’air de Grétry, « Je crains de lui parler la nuit », tiré de son Richard Cœur de Lion, est un moment suspendu dans le temps proche du sublime. La distribution est complétée par une pléthore de seconds rôles, globalement excellents, desquels on retiendra en particulier la fraîche Pauline d’Anna Goryachova et le délicieux Prilepa de Jacquelyn Stucker.
Antonio Pappano offre une direction plutôt en phase avec la mise en scène, davantage analytique que fiévreuse, sauf dans les passages plus romantiques, amoureusement ciselés. Si les cordes de l’orchestre restent toujours aussi élégantes, les réserves d’usage s’appliquent à la prestation des cuivres. Parfaitement préparés par William Spaulding, les choeurs sont superlatifs.