La plupart des ingrédients étaient réunis à l’Opéra national du Rhin pour rendre justice à La Juive, qui après un succès triomphal (plus de 600 représentations à l’Opéra de Paris jusqu’en 1937) connut le purgatoire avant de renaître ces dernières années, en France (à Lyon en 2016 avec déjà Rachel Harnisch dans le rôle-titre) ou à l’étranger, en Allemagne (à Munich et Nuremberg) et en Belgique. La production présentée sur la scène strasbourgeoise a d’ailleurs été créée en 2015 à l’Opéra Vlaanderen (en coproduction avec le Nationaltheater Mannheim).
Pourtant, s’il suffisait d’un élément pour gâcher une partie du plaisir, c’est bien cette mise en scène qu’il faudrait incriminer.
On ne reviendra pas sur les décors, à base de tubes métalliques qui ne manquent pas d’esthétisme ou sur les éclairages blafards à base de néons vus et revus : ils n’ont rien de bien dérangeant. On n’épiloguera pas non plus sur certains tics rebattus (Rachel survient à l’acte 3 avec une ceinture d’explosifs) et on apprécie même certaines idées, comme le fait de faire chanter Rachel « Il va venir » et son duo avec Léopold dans la salle, la fosse d’orchestre symbolisant l’incompréhension, les haines religieuses qui séparent les amants. On regrettera simplement que la dimension grandiose que véhicule le grand opéra à la française ait ici totalement disparu.
Non, ce qui gêne vraiment est le manque de respect que Peter Konwitschny semble porter à l’œuvre. En effet, comment expliquer autrement le charcutage, malheureusement courant, subi par la partition (qui permet au spectacle de tenir en trois heures, entracte inclus) ou les perturbations sonores qui parsèment l’œuvre : il fait ainsi parler et ricaner Rachel sur l’aria virtuose de Léopold qui tente de la convaincre de le suivre ou fait faire rire bruyamment le chœur pendant la cabalette d’Eléazar (« Dieu m’éclaire ») ? Est-ce une façon de tourner en dérision les aspects les plus virtuoses de la partition ? En tout cas ces procédés viennent parasiter l’écoute et gâtent l’émotion que les chanteurs et musiciens parviennent malgré tout à faire naître.
Jacques Lacombe qui dirige l’œuvre pour la première fois semble en avoir déjà trouvé les clefs, entre puissance des scènes collectives et transparence de l’orchestration dans les scènes plus intimistes. Si certains tempi surprennent (duo Brogni-Eléazar à l’acte 4 pris à grande vitesse), on apprécie la grande unité et l’élan dramatique qu’il parvient à maintenir malgré la construction « par numéros » de l’opéra, parfaitement suivi par un Orchestre symphonique de Mulhouse en grande forme (on saluera notamment des pupitres de vents impeccables).
© Klara Beck
Les chanteurs ont en commun, qu’ils soient francophones ou non, un soin audible porté à la diction : même si le résultat n’est pas totalement homogène, avec un Brogni (Jérôme Varnier) et un Ruggiero (Nicolas Cavallier) voire une Rachel (Rachel Harnisch) et une Eudoxie (Ana-Camelia Stefanescu) parfaitement intelligibles et idiomatiques, à l’opposé d’un Léopold (Robert McPherson) plus exotique (les « fuit » se transforment en « fouit »), les surtitres s’avèrent inutiles. Seule exception, les chœurs, peu intelligibles dans les forte, mais qui font preuve par ailleurs d’une belle homogénéité.
Jérôme Varnier (Cardinal Brogni) semble physiquement bien jeune pour être le père de Rachel : il pourrait être son amant ! Le costume taillé aux dimensions de Nicolas Prosper Levasseur semble encore un peu grand pour lui. Si la couleur et la probité stylistique séduisent, les anathèmes poussent la basse française dans ses retranchements et la trouvent à court d’autorité et de véhémence. Nicolas Cavallier semble, lui, un peu sous-employé en Ruggiero (et Albert), dont il ne fait qu’une bouchée.
Léopold ne peut nier dans le gosier de Robert McPherson toute son ascendance rossinienne : voix claire à l’émission haute, le ténor américain impressionne par sa projection, beaucoup moins par des sonorités bien nasales.
Roberto Saccà (Eléazar) commence bien mal la représentation : le timbre est engorgé et la voix semble chevroter du fait d’un vibrato très prononcé, qui s’atténuera heureusement par la suite, sans disparaitre totalement. S’agit-il d’un reste d’indisposition, le chanteur ayant été remplacé par Roy Cornelius Smith pour la première ? Pourtant le père torturé, affaibli au point de frôler l’accident au début du « Rachel quand du seigneur », est bien présent et le ténor vient finalement sans problème à bout de la cabalette « Dieu m’éclaire » si souvent coupée du fait de sa difficulté.
Les plus grands bonheurs vocaux se trouvent chez les rivales féminines. Ana-Camelia Stefanescu a bien des atouts à faire valoir en Eudoxie : outre une grammaire belcantiste parfaitement maitrisée (coloratures et trilles sont parfaitement exécutés), elle donne chair à la princesse par un soprano pulpeux et velouté, qui se marie à merveille au drapé plus lourd de sa rivale. La performance de Rachel Harnisch dans le rôle-titre fait définitivement basculer la représentation du bon côté par un « Il va venir » intense et nuancé qui donne le frisson. Du falcon, la soprano suisse possède la couleur sombre et moirée, une grande homogénéité jusque dans les graves et la puissance des aigus. Surtout, elle semble scéniquement et vocalement habitée par un feu sacré, qui nous emporte : elle est Rachel, victime expiatoire des extrémismes religieux.