En 2013, la production fut créée à Monte-Carlo, avec Sonya Yoncheva et Desiree Rancatore en alternance. Christophe Rizoud en rendit compte après avoir pu apprécier chacune des Violetta. Peu après, donnée à l’Opéra de Saint-Etienne, coproducteur, puis en 2020 (avec Vannina Santoni), (Avec le chœur) Fabrice Malkany avait signalé dans les termes les plus justes la mise en scène de Jean-Louis Grinda. Scrupuleusement fidèle au livret et à ses didascalies, elle enrichit la trame dramatique avec intelligence, sans pour autant l’alourdir, fourmillant de trouvailles bienvenues. Ainsi, le fameux ballet des bohémiennes et des matadors, le plus souvent divertissement superficiel de demi-mondaines en mal de distractions, ajoute ici à l’intensité dramatique, avec cohérence et beauté : une danseuse est sacrifiée aux instincts de cinq toréros, au travers d’une chorégraphie aboutie. d’Eugénie Andrin. Le drame social est souligné dès avant la première note de l’ouverture, comme le rappelle notre confrère, le même décor accueillant la scène ultime.
Les décors somptueux de Rudy Sabounghi, les splendides éclairages de Laurent Castaingt, comme les costumes de Jorge Jara sont déjà d’un constant bonheur visuel. On n’est pas dans la Maison Tellier de Maupassant, mais dans une demeure parisienne fréquentée par les membres du Jockey Club. Comment n’être pas séduit par le cadre sur lequel débute le deuxième acte, admirable ? Un riche intérieur dont les baies vitrées s’ouvrent sur une forêt de bouleaux, aux éclairages solaires comme nocturnes. La direction d’acteurs, affûtée, aboutie, sert parfaitement le drame dont nous allons être les témoins. Même lorsqu’on croit tout connaître de l’opéra, l’attention ne se dément jamais, tant musicale que visuelle.
Ruth Iniesta (Violetta) © Opéra de Saint-Etienne – Cyrille Cauvet
Violetta Valéry n’est accessible qu’aux grandes voix doublées de comédiennes affirmées. Familière de l’emploi, Ruth Iniesta a fait sien le personnage, sa richesse, sa profondeur, sa solitude et son amour. On l’avait découverte en Gilda (traditionnel mais pas ringard). La voix est crémeuse, le son, ample, nourri par un souffle impressionnant. La diction est superbe, assortie d’un appui constant de la ligne vocale. Ni belcantiste, ni vériste, le style est là, précis dans l’ornementation, d’une virtuosité jamais ostentatoire (les piqués-liés du Sempra liberà). Du cantabile au legato merveilleux, des piani impalpables, une riche palette de colorations. Sans surcharge, elle donne aux deux derniers actes autant de densité que de subtilité. La pudeur, le naturel forcent l’admiration. Dans le sacrifice qu’elle consent, pressée par Germont, elle est admirable, la voix semble retenue tant dans ses tempi que dans son intensité, avec une suprême élégance. Ainsi, le renoncement sublime de « Dite alla giovine », où l’exaltation douloureuse est atteinte à partir du pianissimo. Emouvante de vérité dramatique, elle trouve au dernier acte la pureté d’émission et les nuances qui correspondent à son état, à ses sentiments, à sa détresse comme à sa joie éphémère. Miracle, dont aucune autre incarnation ne nous aura tant marqué, son Addio dell’ passato, d’une absolue sincérité, sans soupirs inutiles, nous bouleverse. Une Violetta d’exception. Ecouté il y a peu ici même dans Lancelot, après de nombreux petits rôles, notamment à Montpellier (où il est fidèle au festival Radio-France), on est réjoui de mesurer combien Thomas Bettinger a gagné en assurance, combien sa voix s’est épanouie pour nous offrir un Alfredo remarquable à plus d’un titre. Prise de rôle, semble-t-il, qui devrait marquer un tournant dans sa belle carrière. La clarté d’émission, la vigueur, l’intelligence du personnage, tout concourt à sa réussite, malgré un début qui interrogeait. La voix, légère, mettra quelques temps avant de s’affirmer. Choix délibéré ou mise en voix liée à la première ? Peu importe… L’Alfredo du brindisi, timide, en lavallière, gauche, un peu raide et juvénile, s’affirmera progressivement, psychologiquement et – surtout – vocalement pour prendre toute sa dimension durant les actes suivants. Depuis le Un di felice, intimidé, puis enfièvré, jusqu’au Parigi,o cara, ému, lumineux, à une émission qui paraissait forcée, tendue, succédera un chant radieux, souple, sonore, avec l’éclat de la jeunesse. Les accents passionnés, exaltés de la fin du I, la puissance de la projection dans sa colère jalouse du II, la sincérité du chant et du jeu est manifeste, servie par une générosité, une musicalité toujours justes. Les duos sont admirables d’entente de finesse, de complicité. André Heyboer en impose autant par sa stature, son maintien, que par sa voix, impérieuse, tranchante, empesée sinon raide, pour incarner le père, Giorgio Germont. Le caressant Pura siccome un angelo, dont on attendait le sfumato paraît correct, sans plus. Peu de nuances dans son premier duo avec Violetta, où le contraste est extrême, à peine plus convaincant – mais il ne doit pas convaincre ! – dans les deux couplets de Di Provenza il mar, il n’atteint une réelle dimension humaine qu’au terme du drame. L’équipe des comprimari ne connaît aucune faiblesse. Qui plus est, Luc Bertin-Hugault, basse solide, timbre rond, aux graves assurés, émission brillante et jeu convaincant, fait forte impression, comme la touchante Annina de Reut Ventorero, ombre discrète et attachante de sa maîtresse. Le Douphol de Jean-Gabriel Saint-Martin, la Flora de Valentine Lemercier, Raphaël Brémard en Gastone et D’Orbigny, confié à la belle basse de Timothée Varon n’appellent que des éloges. Le finale du II, équilibré, fort, retenu à souhait, confirme les qualités dramatiques de chacun et de tous.
Le Choeur Lyrique, que dirige Laurent Touche, nous a habitués à l’excellence. Il ne déroge pas ce soir : homogène, précis (sauf un décalage vite corrigé du chœur des toréadors), nuancé, d’une articulation exemplaire, au jeu toujours crédible, c’est un bonheur renouvelé que de l’écouter et de le voir endosser tous ces rôles. L’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire, sous la direction inspirée de Giuseppe Grazioli … vit, respire, retient son souffle, exulte. Il habite la lenteur délibérée de certains tempi, sans jamais rompre la construction musicale du drame. Le prélude du I est fort bien conduit. Si le caractère extérieur, futile, du premier acte, nous vaut un orchestre un peu fruste, nous serons vite rassurés. Quel dommage que le prélude poignant du III ait commencé alors que des conversations se poursuivaient en salle ! Les cordes, sans pathos ajouté, y étaient admirables, comme les soli instrumentaux (la clarinette, le hautbois, particulièrement, tissant leurs contrechants ou donnant la réplique, avec l’humilité qui convient).
Les longues ovations, debout, d’un public conquis, traduiront bien sa satisfaction et sa gratitude à tous ceux qui, visibles ou non, lui ont offert cette mémorable production.