Après un Don Carlos remarquable la saison passée et en attendant les plus classiques Troyens dans quelques mois, l’Opéra de Paris nous propose une recréation des Huguenots, chef d’œuvre du grand opéra, jamais repris sur la première scène nationale depuis 1936 où l’ouvrage avait été donné pour son centenaire. On saura gré à Stéphane Lissner de cette démarche louable et indispensable envers le patrimoine historique de la maison, sans équivalent depuis l’éphémère mandat de Massimo Bogiankino (1983 – 1985).
Le mauvais sort a initialement poursuivi cette production, avec la défection de Diana Damrau durant l’été (on imagine aisément que ce fut un crève-cœur pour cette amoureuse de la musique de Meyerbeer) et le départ de Bryan Hymel à quelques jours de la répétition générale. Même compte tenu de ces péripéties, le niveau musical reste très inférieur à ce qu’on est en droit d’attendre de la première scène nationale (première au moins par le montant de sa subvention) : on est ici à des années-lumière du luxe de soins du Don Carlos précité. Le Raoul de Yosep Kang est à la peine dès l’acte I, le plus élégiaque. Sa descente chromatique à la fin de « La blanche hermine », complètement à l’arrachée, témoigne d’une technique vocale un peu sommaire. Petit à petit, le ténor coréen perd de ses ressources, avec une projection souvent insuffisante, jusqu’à un duo avec Valentine particulièrement éprouvant, écorchant l’aigu sur deux « Tu m’aimes », esquivant le troisième, avant de rater le ré bémol final : c’est beaucoup. Miraculeusement, Kang retrouve de l’énergie pour la scène de la Tour de Nesles. Ses contre-ut sentent l’effort et la fatigue mais sont au moins réussis. Arrivé à quelques jours de la générale, on ne lui reprochera pas une caractérisation insuffisante : sans doute les représentations ultérieures le verront-elles plus convaincant, à condition que la voix suive.
Ermonela Jaho est une chanteuse attachante qui, comme d’habitude, met toute son énergie dans les rôles quelle défend. Mais il s’agit d’un soprano lyrique, à la rigueur lyrico-dramatique, pas du Falcon attendu (la créatrice de Rachel dans La Juive, puis de Valentine dans Les Huguenots, offrait une voix aux graves sonores et au médium corsé, avec un contre-ut puissant). Bien des scènes sont trop graves pour ses moyens naturels et elle doit puiser dans ses ressources pour tirer sa voix vers le bas, mettant alors son aigu en danger. A l’inverse, le rôle de Saint-Bris est sans doute un brin trop aigu pour Paul Gay. Mais c’est surtout dramatiquement que le chanteur pèche, ne tirant pas grand chose de ce rôle pourtant « payant » de fanatique. Dans une de ses meilleures incarnations récentes, Nicolas Testé en Marcel offre un beau legato et une voix très homogène sur l’ensemble de la tessiture. L’incarnation est assez sensible et on regrette d’autant plus que son choral ait été coupé.
Au positif, Florent Sempey est sans doute le premier Nevers moderne à respecter la partition, vocalisant avec aisance, et faisant entendre des notes que l’on n’entend jamais d’habitude chez des chanteurs moins stylés. Dramatiquement, il sait être à la fois drôle, tête-à-claque ou touchant. Mais quel dommage qu’il persiste dans ce tic d’attaquer trop haut les notes pour renforcer le mordant de l’émission. L’Urbain de Karine Deshayes est tout simplement superbe : la voix est bien projetée, limpide, l’aigu (et le suraigu sûr). Quelle idée de lui avoir coupé son rondo du deuxième acte ! Le personnage est de plus bien campé, sans excès. Grande triomphatrice à l’applaudimètre, Lisette Oropesa est l’autre plaisir coupable de la soirée. Elle incarne avec un abattage exceptionnel toutes les facettes de la reine Marguerite, se jouant des vocalises, variations (dès son second couplet de l’air d’entrée), suraigus ou sons filés. Scéniquement, le personnage est délicieux. Les très nombreux seconds rôles sont globalement correctement tenus.
© Agathe Poupeney
La direction plan-plan de Michele Mariotti nous laisse sur notre faim. On est loin de l’énergie et de l’urgence de Marc Minkowski à Bruxelles. Il faut dire que l’orchestre ne semble pas très réactif, même quand le chef s’agite pour donner de l’allant. Au niveau de la texture, tout est plat : quand, dans le trio final, Valentine, Raoul et Marcel invoquent la trompette des anges, on n’entend même pas celle-ci, en sourdine dans la fosse. Est-ce l’effet de la première ? Nous avons noté beaucoup de décalages dans la fosse, sur le plateau, et entre fosse et plateau. Nicolas Testé n’a droit qu’à la moitié de son « Pif ! Paf ! », mais n’en chante finalement qu’un quart, ayant loupé son entrée. Quelques huées accueilleront le chef italien aux saluts. Les chœurs sont excellement préparés et échappent aux décalages entre eux malgré les complexités de la partition (en particulier la grande scène de foule qui ouvre l’acte III où s’affrontent sur des mélodies et rythmiques différents soldats protestants, femmes catholiques, etc.). Vastitude de la salle ou piège du décor fermé, la formation a semblé insuffisamment sonore dans la Bénédiction des poignards et manque parfois un peu de mordant. Chez Meyerbeer, le choeur participe au drame, et nous avons apprécié un engagement dramatique remarquable chez chacun des membres de la formation, individellement et collectivement bien dirigés.
L’édition proposée accumule les coupures : scènes entières, couplets ou, ce qui est peut-être le pire, développements (une des innovations de Meyerbeer, c’est de partir d’un morceau et de le faire évoluer de façon surprenante de reprises en reprises : ne donner qu’une portion de scène ne permet pas au mélomane d’apprécier toute l’originalité de cette musique). Ces coupures sont indiquées dans le livret, mais il en manque par rapport à ce que nous entendons, et ledit livret n’est pas non plus complet (il y manque par exemple la cabalette de Valentine, qui est également coupée). On se pince en songeant que Bruxelles ou Strasbourg ont proposé des versions autrement plus complètes avec des moyens considérablement plus minces…
La production d’Andreas Kriegenburg repose essentiellement sur les décors d’Harald B. Thor, sorte d’étagères Ikea géantes que l’équipe ressert de spectacles en spectacles. Ces structures ont l’avantage de renvoyer le son, mais peinent à rendre compte des différents lieux de l’action. Les deux dernières scènes, fondues en une seule, sont d’ailleurs incompréhensibles : catholiques ou protestants courent en tous sens autour de Valentine, Marcel et Raoul. Difficile de comprendre que ceux-ci assistent impuissants au massacre de protestants à l’intérieur d’un temple (et comme on a aussi coupé les détonations de mousquets…). Au-delà de la scénographie, Kriegenburg s’attache à faire travailler dramatiquement les chanteurs, mais parfois à contre-sens (Marguerite chante « Ah si j’étais coquette » en s’adressant à Raoul alors qu’il s’agit d’un soliloque ; Valentine chante sa tristesse, mais semble surtout très en colère contre papa…). Modernité pour la galerie, l’action est supposée se tenir en 2063, mais rien ne vient relayer le concept, avec des costumes mi samouraïs, mi nobliaux à fraise. Au finale, le décor se referme avec des stores maculés de coulées de sang, trop esthétiques (ils font surtout penser à une collection imaginaire « Terre des septs couleurs par Chamarel »). Tout cela est trop propre et trop sage. Surtout, l’ensemble manque de violence, et même tout simplement de contraste, alors que tout est écrit dans la musique. Cette production totalement anecdotique passe complètement à côté du message de tolérance de Scribe et Meyerbeer, réflexion pourtant tout ce qu’il y a de plus actuelle.
Et pourtant… le public répond avec enthousiasme, applaudissant à bon escient et offrant un superbe accueil au rideau final. C’est sans doute le plus important, d’autant que l’ouvrage est inconnu du plus grand nombre. Ce succès, Meyerbeer le doit à lui-même : c’est dire la force de cette partition. Alors, si vous ne connaissez pas Les Huguenots, oubliez toutes les réticences que vous venez de lire et courez-y. Vous n’êtes pas près d’avoir l’occasion de revoir cet opéra de sitôt.