La situation de l’English National Opera est délicate ces temps-ci et l’orchestre tout comme le chœur sont en danger. Tant et si bien que la représentation de Norma du jour a failli être annulée, les chœurs menaçant de faire grève, car leur salaire va tomber à 75 %, ce qui représente une coupe pour le moins substantielle… Plutôt que de refuser de chanter, ils font passer une pétition, arguant qu’ils se donnent sur scène à 100 % et méritent ainsi l’intégralité de leurs émoluments. Ils se réservent toutefois la possibilité de ne pas chanter Akhnaten, dont la première est prévue le 4 mars prochain. Les spectateurs s’installent, rassurés quant à l’avenir immédiat, mais pour peu de temps. Tout juste avant le lever de rideau, on nous fait une annonce : c’est à présent le rôle-titre qui risque de ne pas tenir ses promesses, puisque son interprète souffre d’une infection de la gorge. La soprano, malade, donc, se propose tout de même de chanter mais fait appel à l’indulgence du public. Cette fois, on craint le pire.
Le choix du metteur en scène Christopher Alden est de transposer l’action dans un espace clos, dépouillé, tapissé de lambris de bois qui pourraient (de loin), évoquer la forêt des druides. Après tout, le décalage est à peine plus grand que celui d’entendre le livret si familier traduit en anglais (avec les coupes qui correspondent à ce que l’on pouvait entendre dans les années 1950). L’adaptation ne pose pas trop de problèmes pour les solos, mais les duos souffrent quelque peu de ce télescopage linguistique, ce qui est encore plus évident pour les chœurs, dont l’effet de scansion et de pulsation qu’il apporte, notamment dans les crescendos et le poignant finale, en pâtit quelque peu. Cela dit, on s’habitue assez vite et le caractère exotique laisse place à l’émotion, qui envahit par vagues successives l’auditeur, dès lors que les uns et les autres se montrent à peu près à la hauteur de leur tâche, il est vrai colossale, tant cet opéra est exigeant. Pour en revenir à la mise en scène, certains partis pris s’avèrent curieux, comme celui d’enchaîner l’action sans craindre les incohérences de scénario, comme par exemple celle de faire entrer le chœur des druides sous l’apparence de paysans en costume du xixe siècle qui versent leur tribut à Pollione et Flavio, ces derniers restant ensuite à proximité de Norma et des Gaulois, à lire tranquillement leur journal en pleine cérémonie, alors qu’il s’agit pour eux évidemment de ne pas se faire voir. Le principal accessoire est un tronc d’arbre suspendu qui s’abaisse ou se relève, permettant aux chanteurs de l’escalader pour prendre de la hauteur, évoquant une croix et servant de bûcher sacrificiel. Là encore, les ellipses, raccourcis et apparentes facilités finissent par faire sens, à condition de ne pas être gêné par l’esthétique du spectacle, que d’aucuns ont déjà pu voir à Bordeaux et dont Christophe Rizoud fustigeait « l’inutile laideur ».
© Alastair Muir
Lorsque Marjorie Owens apparaît enfin, les appréhensions quant à sa capacité à assumer le périlleux « Virgin Goddess » (pardon, « Casta Diva ») tombent rapidement. La jeune femme a suffisamment de technique pour faire oublier son indisposition du jour et la voix s’affirme peu à peu. La pauvre doit également chanter dans la position la plus inconfortable qui soit, perchée sur le tronc d’arbre. Quant à l’émotion, elle est immédiatement perceptible, notamment dans des pianissimi à se pâmer et un je-ne-sais-quoi de désespéré dans l’approche du rôle. L’interprétation est ainsi toute de délicatesse et de tendresse, avec une fureur bien contenue, très passagère, dans une lecture psychologique du personnage un peu particulière dont on soupçonne qu’elle n’est pas étrangère à la direction d’acteurs. En effet, les Gaulois et les femmes sont très nettement victimisées ; Adalgisa par exemple est violentée sans cesse, quand une autre jeune fille se fait violer par Flavio, qu’on arrête à la place de Pollione et qui finira lynché et châtré, son sexe porté en triomphe par Oroveso… Ces choix ont-ils pu influencer l’approche de Jennifer Holloway pour le rôle d’Adalgisa ? Toujours est-il que, si les notes sont là, quelque chose de froid et de désincarné ne laisse pas de surprendre, voire de décevoir. Peter Auty, entre caricature à la Daumier et bourgeois tout droit sorti de l’univers de Balzac, offre une certaine épaisseur psychologique au rôle de Pollione, mais éprouve de réelles difficultés dans l’aigu, tout en affichant une voix flexible au nuancier délicat avec une belle élégance de chant. James Creswell correspond vocalement plutôt bien au rôle d’Oroveso ; très en retenue, il parvient toutefois à véhiculer beaucoup d’émotion. Si Valerie Reid et Adrian Dwyer ne laissent pas de souvenir impérissable en Clotilde et Flavio, les chœurs, en revanche, donnent tout ce qu’ils peuvent, ovationnés à l’issue du spectacle ainsi que la très méritante Marjorie Owens, qu’on craignait de ne pas réussir à tenir jusqu’au bout. Ce suspense participe, en définitive, au plaisir qu’on prend. Si tout n’était pas parfait, les choix de mise en scène contestables et les conditions difficiles, la soirée a été profondément émouvante, assurément bien plus marquante que nombre de versions lisses et sans âme.