Deux prises de rôles dans Otello de Verdi à Massy. D’une part, Jean-Pierre Furlan, loin des scandales que d’autres aiment voir médiatiser par la presse people, poursuit une carrière internationale exemplaire qui enchaîne avec sagesse et dans un ordre logique tous les grands rôles. Il aborde maintenant pour la première fois Otello dans une production à géométrie variable qui n’a guère convaincu (Marseille 2013, Orange 2014), et le résultat est à la hauteur du talent d’un chanteur que l’on entend trop rarement en France. Dès les premières notes de l’« Esultate », on sait que la représentation va être menée par un titulaire à la hauteur du rôle. La voix, à part deux ou trois curieux petits manques dans le médium au début du premier acte, montre qu’elle est pleinement celle du rôle. Large, sonore et puissante, elle se déploie – semble-t-il sans effort – et avec des nuances qui manquent si souvent aux plus grands titulaires du rôle. Scéniquement, c’est avec une semblable facilité que le chanteur entre dans le personnage. Peut-être, les années passant, pourra-t-il faire passer encore plus les hésitations, les interrogations, les moments de doute ravalés du Maure ; mais déjà, la construction de base est parfaite. Une magnifique performance.
© Photos Opéra de Massy / David Kirscher
À ses côtés, Ludivine Gombert est une Desdémone qui a presque l’âge du rôle. Cadeau empoisonné que d’offrir un tel rôle à une jeune cantatrice ? Celle-ci ne démérite en rien vocalement, la voix est belle – même si elle n’est pas encore tout à fait celle du rôle –, le style bien compris, et l’Ave Maria, plus encore que l’air du Saule, fort bien mené. Mais la cantatrice traverse tout le drame avec un trop grand manque d’intériorité, au point que l’excellente Emilia de Marion Lebègue paraît, à ses côtés, plus concernée. Il est certain qu’après la tension de cette première représentation, Ludivine Gombert va pouvoir creuser tous les méandres de la personnalité délicate de Desdémone, et mieux en rendre sur scène les côtés parfois contradictoires. De grandes promesses sont en tous cas déjà perceptibles dans cette prise de rôle musicalement bien assumée.
Peu à dire sur le Iago de Seng-Hyoun Ko, qui ne paraît pas devoir faire évoluer sa manière d’appréhender le rôle. Ses forte permanents sont déroutants, notamment au début du deuxième acte. Et c’est seulement dans ses duos avec Otello qu’il trouve enfin un répondant à la hauteur de sa voix et qu’il est contraint de moduler, ce qu’il fait ce soir mieux que dans ses interprétations précédentes. Comme le disait Seng-Hyoun Ko avec humour avant la première représentation d’Orange, « moi, je joue le méchant ! ». Oui certes, mais Iago est bien plus qu’un « méchant d’opéra », et tous les côtés psychologiques – pour ne pas dire psychopathiques – du personnage sont ici trop laissés pour compte au profit d’une débauche de décibels.
Le reste de la distribution est d’excellent niveau, avec notamment le Cassio bien chantant de Christophe Berry. Tout a été dit sur la mise en scène sans intérêt de Nadine Duffaut, qui grâce à l’excellence globale du plateau, n’arrive pas à plomber le spectacle. Mais que dire d’une metteuse en scène qui nous prive de la plus belle retrouvaille amoureuse de toute l’histoire de l’opéra ? Ce soir, au premier acte, Otello et Desdémone, dos à dos à 5 mètres l’un de l’autre, se cherchent là où en d’autres temps, interminablement, Jon Vickers et Margaret Price se rapprochaient lentement l’un de l’autre, les yeux dans les yeux, goûtant chaque seconde de leurs retrouvailles et de leur attirance physique, sur laquelle se fonde tout le drame à venir. Un moment de grande émotion qui se soir n’a pu naître, alors que les deux interprètes, mieux dirigés, auraient parfaitement pu y réussir. Le chef italien Luciano Acocella maîtrise bien sûr parfaitement ce type de répertoire, et arrive à insuffler à l’orchestre national d’Île-de-France une dimension épique qui maintient d’un bout à l’autre de l’œuvre une irrésistible puissance dramatique.