Lors de sa création à Bayreuth en 2016, la production d’Uwe Eric Laufenberg fut accompagnée d’un léger vent de panique. Le metteur en scène avait annoncé qu’il voulait évoquer la crise des migrants, dont le pic avait été atteint l’année précédente, on y verrait des femmes voilées et autres allusions à l’islam. En ces périodes d’attentats, il y avait de quoi susciter de nouvelles vocations explosives. De fait, la veille de la première, la ville d’Ansbach fut la cible d’un attentat, mais celui-ci visait un concert pop. On ne le dira jamais assez : l’opéra intéresse de moins en moins de monde. Succédant à la formidable production de Stefan Herheim, intellectuellement brillante et particulièrement spectaculaire, le spectacle ne fut pas accueilli très favorablement. Cette quatrième édition nous permet de le juger avec la distance nécessaire, et d’apprécier des qualités que l’immédiateté de l’actualité avaient occultées. Laufenberg transpose l’ouvrage à l’époque contemporaine, au coeur du Kurdistan irakien, au sein d’une communauté religieuse chrétienne qui pratique tant bien que mal la charité dans une église en ruine. Néanmoins, Gurnemanz est habillé en imam et Kundry apparait en burqa, en dépit de sa judéité. Des soldats américains font leur entrée, amenant un gigantesque crucifix. Amfortas est ici une figure christique dont les stigmates servent à abreuver les fidèles. Sur le plan théologique, c’est un contre-sens, le Christ représentant le sacrifice ultime, mais au niveau scénographique, l’effet est remarquable, les officiants rouvrant les plaies d’Amfortas pour que le sang s’en échappe, le sang coulant sur la table ronde des chevaliers, ceux-ci venant alors y communier dans une recherche mécanique et égoïste de rédemption. Chrétiens, musulmans et juifs assistent à la célébration. Devant cet aimable panthéisme, on songe à la phrase d’André Frossard : « Dieu existe. Le reste n’est qu’hypothèse ». Certaines allusions tombent désormais à plat. Ainsi, au moment où Parsifal tue le cygne, un enfant, habillé d’un t-shirt rouge et d’un short bleu, s’écroule soudainement. La scène fit scandale à l’époque et fut supprimée dans les représentations suivantes. Aujourd’hui rétablie, elle suscite surtout des interrogations, car la référence au petit Aylan Kurdi, l’enfant syrien noyé sur les côtes turques, n’est déjà plus évidente pour une grande partie des spectateurs. Dans un décor de hammam le deuxième acte nous présente Klingsor faussement converti à l’islam, mimant la prière sans conviction. A l’étage, il cache une impressionnante collection de crucifix (ce qui rend étonnant, à la fin de l’acte, sa mort à la seule vue de la croix formée par les deux morceaux de la lance qui perça le Christ). Le personnage est ici débarrassé de son aspect maléfique. Habillé en soldat américain, Parsifal fait son entrée, non pas en héros sans peur, mais en soldat fiévreux, reprenant les tics des films de guerre en se progressant caché de pilier à pilier. Débarrassées de leurs burqa, les filles-fleurs entreprennent de le séduire, nous sans l’avoir dévêtu (sujet de discussion à l’entracte : Schager était-il nu ou pas ?). L’innocent, qui ignore jusqu’à son nom, apprend décidément. L’idée est intéressante car elle éclaire l’étonnante absence de pardon divin : faussement repenti, Amfortas retomberait donc systématiquement dans le péché. Mais cette trivialisation nous prive de l’impact miraculeux de la révélation « Amfortas! Die Wunde! Die Wunde! ». De plus, les ébats des deux amants ne sont pas nécessairement la meilleure façon de séduire le « chaste fol ». Le dernier acte nous amène dans la même église, curieusement envahie par une végétation tropicale. Kundry est une vieille femme courbée, aux cheveux gris. Parsifal est vêtu cette fois d’un costume noire de sniper. L’Enchantement du Vendredi saint se manifeste avec une pluie soudaine sous laquelle viennent marcher Adam et Eve en costumes d’époque, des femmes qui ôtent leurs voiles… Assise sur une chaise roulante, avec deux jeunes femmes à ses pieds, Kundry semble rayonnante. Bon sang mais c’est bien sûr ! C’est Cosima Wagner, guérie de ses vieux démons, qui se réconcilie, par delà les siècles, avec ses arrières-petites-filles Katharina et Eva, dans l’amour de la nouvelle religion (nous comprendrons laquelle à la fin). La dernière scène voit Parsifal interrompre la célébration commencée par un Amfortas apparemment en pleine forme : touchés par une nouvelle grâce, tous les participants jettent dans le cercueil de Titurel les signes de leurs anciennes croyances, pour communier dans la religion des droits de l’homme libéré des vieilles superstitions. Ils se marièrent et eurent beaucoup de Bisounours. Les amateurs de sacré seront déçus. D’autres seront séduits par ce message de tolérance. L’approche a également le mérite de ne pas accorder plus d’importance qu’il n’en faut à la profondeur de foi chrétienne de Wagner, une foi essentiellement artistique et intellectuelle, en dépit de son appropriation du symbolisme chrétien dans son dernier opéra.
© Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath
Le Gurnemanz de Günther Groissböck atteint des sommets. La conduite de la voix est remarquable, en particulier les jeux sur les couleurs ou le souffle. Autres temps, autres lieux, voilà un chanteur qui aurait sans doute fait une grande carrière dans le belcanto. Apparemment infatigable, la basse autrichienne est ici dans la plénitude de ses moyens, lesquels lui permettent de composer un personnage varié, d’une exceptionnel humanité, immédiatement attachant, à l’inverse du côté monolithique, un peu docte et professoral de certaines interprétations. Elena Pankratova est sans doute l’une des meilleures Kundry actuelles. Comme on le sait, le rôle est particulièrement difficile à distribuer, exigeant une tessiture qui va du sol grave au si aigu (soit plus de deux octaves) qui peut tenter les mezzos à aigus (c’est le cas ce soir) où les sopranos ayant un vrai grave. Le timbre de Pankratova est charnu, avec un médium moiré et des graves profonds. Là encore on apprécie le travail sur la couleur. Les aigus sont un peu sortis en force, massifs et tranchants, ni criés ni esquivés, ce qui est assez remarquable pour une voix de cette opulence dans le bas de la tessiture. L’Amfortas de Ryan McKinny est un peu pâlichon. Certes, le jeu théâtral est excellent et le physique est idéal pour cette mise en scène, par la voix est limitée en puissance, en couleurs et en soutien. Il y a quelques mois, nous avions déjà apprécié le Klingsor de Derek Welton à la projection insolente et au timbre agréable. Peut-être en méforme, le baryton-basse australien a néanmoins graillonné quelques aigus. Il est un peu dommage, comme nous l’avions déjà souligné ici ou là, que le chanteur ait du mal à être antipathique ! En attendant, que de chemin parcouru, et en peu de temps, depuis la troupe du Deutsche Oper de Berlin. Andreas Schager offre une voix naturelle, saine, qui fait plaisir à entendre. Relativement court, le rôle est pour lui une promenade de santé et cette aisance rend convaincant son personnage, plutôt décomplexé. Le ténor autrichien est plus nuancé qu’on ne le prétend parfois, par exemple dans l’évocation de sa mère ou l’appel « Erlöser! » . Certes, on souhaiterait parfois davantage ressentir une fêlure au coeur d’un personnage un peu d’un seul bloc, même si Parsifal n’est pas Tristan, dont les doutes et les souffrances sont d’une autre importance. Il n’en reste pas moins que Schager progresse en subtilité au fil des années et qu’on ne peut qu’espérer qu’il continue dans cette voie. Fort sollicités, les choeurs sont très corrects. La direction de Semyon Bychkov est un des grands atouts de cette soirée. Le chef russe offre une lecture plutôt rapide du chef-d’œuvre de Wagner, sans pour autant trahir la profondeur du discours musical : preuve qu’il n’est pas toujours nécessaire d’alanguir les tempos pour surligner le caractère mystique de ce drame. La lecture de Bychkov est toute en finesse. Certes, on note ici ou là quelques mises en avant originales de l’orchestration, mais l’essentiel de la qualité de cette direction est dans sa linéarité toute entière au service de la cohérence globale de l’ouvrage, soutenant la tension telle une arche qui nous amènerait du prélude à la conclusion finale.