Si nous ne disposons pas des chiffres de vente de son nouvel album dédié à Porpora, le taux de remplissage de la Salle Gaveau, samedi dernier, clouait le bec aux Cassandre qui, il y a deux ans, croyaient voir dans l’ascension de Franco Fagioli un feu de paille, une tocade de plus sur la très frivole planète lyrique : le héros d’Artaserse est désormais une star. En janvier 2013, Paris lui réservait déjà un triomphe à l’issue de son premier récital, couronné par le « Vo solcando un mar » de Vinci donné au débotté et a capella à la demande d’un spectateur. L’art du contre-ténor ne fait pas pour autant l’unanimité, en particulier au sein de la critique hexagonale, où il ravit les uns et indispose les autres. Toutefois, au-delà d’une simple affaire de goût, certains griefs trahissent d’abord les préjugés et l’ignorance de leurs auteurs, qui méconnaissent, notamment, l’écriture de Porpora.
Fidèle aux canons du genre, le programme alterne numéros pyrotechniques et amples galanteries, ponctués de plages instrumentales signées Vivaldi. Au flautino, Marina De Martini (concerto en do majeur HWV 46a) se taille, certes, un beau succès personnel, mais dans ces pages, nettement plus courues que celles du Napolitain, les références ne manquent pas et la confrontation s’avère impitoyable pour une Academia Montis Regalis squelettique (neuf musiciens) et souvent en panne d’imagination (Alla rustica sans relief, largo du concerto pour hautbois RV 455 dénué de poésie…) Heureusement, ce n’est pas pour Vivaldi que la foule s’est déplacée et l’accompagnement prodigué par l’orchestre d’Alessandro De Marchi chez Porpora n’appelle que des éloges.
« Le luxe de la colorature ne parvient pas à cacher, sur le plan de la valeur expressive, quelque chose d’assez vague, voire une certaine pauvreté d’invention mélodique ». Le jugement de Rodolfo Celletti à l’égard de Porpora peut paraître sévère, mais il faut bien admettre que la mécanique virtuose tourne parfois à vide et finit alors par lasser, faute de posséder un réel pouvoir d’évocation (« Con alma intrepida »). Reste le plaisir physique que procure le chant, cet hédonisme mis en évidence par le célèbre historien du bel canto et auquel Franco Fagioli prête des moyens exceptionnels. Choix prévisible, mais indéniablement efficace, le « Spesso di nubi cinto » d’Adalgiso (Carlo il Calvo) et l’extravagante cadence conçue par le soliste pour son disque se devaient de conclure la performance : le contre-ténor y dévale les octaves en exhibant une plénitude quasi inouïe dans sa catégorie vocale, déployant de glorieux aigus mais aussi des graves outrageusement appuyés – « poitrinés », corrigeront les âmes sensibles, avec une moue de dégoût. Vaste, épineuse question… Contrairement à la majorité des falsettistes aujourd’hui, les castrats ne dédaignaient pas leur registre de poitrine, ils le travaillaient mais poursuivaient aussi un idéal de fusion des registres, peut-être moins inaccessible à leur gosier hors du commun. Y arrivaient-ils tous, à l’instar de Farinelli, réputé pour l’égalité de sa voix sur trois octaves ? Rien n’est moins sûr.
Franco Fagioli se distingue également par la générosité de son trille. Celui-ci abonde sous la plume de Porpora, dans les Largo et les Andante comme dans les mouvements vifs ; or, la plupart des chanteurs négligent ce fondement du vocabulaire belcantiste. On peut ne pas apprécier la manière dont Fagioli exécute les trilles et leur préférer ceux de Karina Gauvin, par exemple, mais au moins sachons lui gré de ne pas les éluder et ne lui reprochons surtout pas d’en abuser, puisqu’il ne fait que suivre la partition. Si l’Argentin impressionne dans la bravoure, il nous captive davantage encore dans le canto fiorito des airs lents où il atteint des sommets d’intériorité et de délicatesse. L’auditoire ne s’y trompe pas et l’y ovationne avec le même enthousiasme que dans les acrobaties les plus spectaculaires. Il faut l’entendre alléger l’émission, nuancer ses inflexions avec une grâce arachnéenne pour exprimer la tendresse inquiète d’une princesse qui appréhende le sacrifice de son bien-aimé (« Torbido intorno al core »). La virtuosité se fait ici plasticité expressive, concentrée dans la justesse de l’accent et la noblesse de la ligne (« Vorrei spiegar l’affanno ») ou réinventée au gré des fioritures auxquels Vulcain s’abandonne comme autant de coquetteries pour reconquérir Vénus dont il se languit (« Non lasciar chi t’ama tanto »).
En revanche, les amateurs d’émotions fortes, d’un pathos plus ardent resteront sur leur faim, esthétique galante oblige. Et nous nous surprenons à envier le public du festival d’Ambronay, où, en seconde partie du concert que Franco Fagioli y donnait, Haendel succédait avec bonheur à son rival, le musicien délivrant un « Scherza infida » (Ariodante) d’anthologie à découvrir en ligne. Mais le Napolitain peut aussi, à sa manière, plus douce et insinuante, nous étreindre. Sans doute fatigué, le contre-ténor escamote la messa di voce initiale d’« Alto Giove », limitée à un court crescendo qu’il développera toutefois lors de la reprise, mais il en faut plus pour briser le charme entêtant de ce qui demeure l’un des seuls tubes actuels de Porpora. Hélas, « Nell’attendere il mio ben », tiré du même Polifemo, nous ramène déjà, avec fracas mais sans trompettes, sur terre.