Créée en 1984, cette production d’Andrei Serban du dernier chef d’oeuvre de Puccini, fonctionne toujours aussi bien. D’une rare noirceur, la mise en scène nous présente ainsi un Prince de Perse enfant pour lequel Turandot n’a aucune pitié, une scène de torture de Liu avec une bastonnade au ralenti, son suicide où elle se tranche la gorge avec le sabre de Pu-Tin-Pao ou encore Timur, le père aveugle de Calaf, qui tire seul le cercueil de la jeune esclave tandis que tous, indifférents à sa mort, se réjouissent de cette conclusion. Comme à la création, Turandot n’attaque pas d’emblée « In questa reggia » mais arpente apeurée la scène en cachant son visage (ici, l’interprète n’atteint pas la caractérisation névrotique de Gwyneth Jones à l’époque). D’une manière générale, le jeu théâtral est plutôt fouillé et l’ensemble des protagonistes interagissent avec intelligence. Décors et costumes sont réussis et plutôt spectaculaires : une production certes classique mais parfaitement réussie.
Dans le rôle-titre, Lise Lindstrom a pour elle des aigus puissants et tranchants, mais on aura entendu des voix plus torrentielles. La chanteuse américaine est bonne actrice, avec une superbe prestance scénique. Le timbre est en revanche un peu dur : c’est sans doute moins gênant quand la soprano chante Brunhilde ou Elektra, mais Turandot n’est pas qu’un monstre froid et un peu de pulpe serait bienvenu. Par ailleurs, l’émission, plutôt en arrière, n’est ni agréable ni stable dans les parties piano ou dans le médium. Roberto Alagna campe un Calaf particulièrement électrisant, au volume impressionnant. Avec les années le timbre s’est légèrement durci, mais la voix conserve une grande partie de son moelleux caractéristique. Alagna assure également crânement les deux contre-ut de la partition, notamment celui sur « Ti voglio ardente d’amor », sans doute un peu tiré mais spectaculairement tenu. Au dernier acte, son « Nessun dorma », chanté avec un art consommé, sait se parer de toute une gamme de couleurs, emportant la salle dans une immense ovation. Alexandra Kurzak propose une belle Liu, avec une grande musicalité, quelques notes pianos très réussies, mais l’interprétation reste un peu extérieure et peine à émouvoir. Parmi le trio des ministres, on ne peut pas ne pas passer à côté du Ping de Leon Košavić où l’on entend déjà un futur premier plan, ces acolytes Samuel Sakker et David Junghoon Kim étant par ailleurs parfaits pour leurs parties respectives. Le Timur de Brindley Sherratt est en revanche un brin pâteux.
© Tristram Kenton
Dans la fosse, Dan Ettinger est resté un peu deçà des excellentes impressions de ses Tosca ou Bohème récentes. Le travail orchestral est de grande qualité, la direction est attentive aux chanteurs, mais on ne ressort pas de la salle avec l’impression d’avoir entendu quelque chose de fondamentalement nouveau. Signalons enfin des chœurs impeccables. Les caméras étaient présentes dans la salle : on ne peut qu’espérer la parution rapide d’un DVD de cette excellente matinée.