EWA PODLES
"J'aime sentir le public
heureux !"
Avec sa voix de contralto
au timbre charnu, évoluant sur plus de trois octaves, la remarquable
cantatrice polonaise Ewa Podles passe des opéras de Haendel, Rossini
et Gluck à ceux de Verdi et de Wagner. En concert ou en récital,
avec orchestre ou piano, elle interprète notamment Mahler, Szymanowski,
Moussorgski, Prokofiev, Chopin, Brahms... Mais dès qu'elle infléchit
ses premières notes, on reconnaît immédiatement sa
signature...
Après le succès
de votre récital à
Barcelone, nous sommes très contents de vous avoir en France
pour Tancrède.
D'autant plus que cela n'a pas été simple : les travaux de
l'Opéra de Toulon, la fausse nouvelle de coupures dans votre rôle...
Oui, on m'avait dit que Maestro
Allemandi voulait presque tout couper pour moi dans le deuxième
acte ... Ce n'était pas vrai. Il était aux États-Unis,
il n'avait pas la partition, alors il s'était trompé dans
les numéros... Mais moi, j'ai été vraiment très
nerveuse pendant deux semaines, à cause de cette stupide chose !
Quand vous chantez Tancrède,
préférez-vous la fin heureuse ou la fin tragique ?
Je préfère
la fin tragique. Par contre, quand je chante en version de concert, je
prends toujours la fin joyeuse. Qu'est-ce qu'on peut faire, pour mourir,
sans mise en scène ?
Votre voix, cette voix
qui captive, qui dérange quelquefois, vous vient, je crois, de votre
mère ?
Oui, elle avait la même
voix. Presque la même voix. Sans aigus. Ma soeur chantait aussi,
avec une voix grave : alto. Voilà, toute la famille (rêveuse)
Par contre, mon père était absolument "sourd" ! Il aimait
chanter... Mais, il chantait faux, faux, faux ! Beaucoup de gens ne peuvent
pas répéter, même trois sons... Pom... Pom... Pom...
Ce n'est pas évident. Pour moi ce n'est rien. Je peux chanter tout
de suite. Même si - contrairement à mon mari, qui a l'oreille
absolue - je ne sais pas de quelles notes il s'agit.
Quand vous étiez
toute petite fille, vous chantiez ?
Oui... Je chantais Tosca,
Cavaradossi... Je jouais à chanter tous les rôles... Je voulais
chanter, vraiment ! Mais, au début je voulais devenir danseuse.
Je dansais. Je sautais tout le temps ! C'était mon rêve. J'ai
réussi l'examen pour l'école de ballet. Ensuite, avec les
exercices... Ils m'ont dit que j'avais les os trop gros, que je devenais
trop lourde pour le partenaire (rires).
Donc vous chantiez tous
les airs d'opéra... Ceux de Moniuszko*? Halka
?
Moniuszko, non, pas tellement.
Pourtant, c'est beau...
Malheureusement, on n'a pas
fait assez de publicité pour Moniuszko... Je ne sais pas si Smetana
ou Janàcek sont tellement meilleurs que Moniuszko. Mais les Tchèques,
eux, ont fait un grand travail pour les faire connaître dans le monde
entier.
Plus tard, vous avez étudié
à l'Académie Chopin de Varsovie. Vous avez des souvenirs
de vos professeurs ?
J'ai eu un seul professeur,
la fameuse soprano Alina Bolechowska. Elle a commencé son enseignement
avec moi. Mais à cause de ma soeur, j'ai vécu une mauvaise
expérience. À l'Académie, ils ont détruit sa
voix. Après ses études, elle ne pouvait plus chanter ! Alors
moi, j'ai été très prudente. Quand Madame Bolechowska
me demandait de chanter certains rôles, souvent je lui disais : non,
non... Je ne suis pas sûre, je ne veux pas. Quand j'ai passé
l'examen d'entrée à l'Académie, les étudiants
de dernière année m'ont demandé : pourquoi veux-tu
étudier ici ? Tu chantes mieux que nous ! J'avais la voix presque
posée. Je chantais déjà comme une cantatrice.
Pouvoir chanter tant de
choses au début de votre carrière, cela n'a pas été
un danger plutôt qu'un avantage ?
Oui, à l'époque,
on me proposait déjà Azucena, Ulrica, tout cela... Je répondais
: non. Jamais... Parce qu'au début, j'avais une voix très
légère, très claire... (démonstration
mezza voce). "Peut-être, dans trente ans. Mais, je ne crois pas."
Alors j'étais intelligente et je refusais. Ma mère m'aidait
beaucoup ; elle me disait toujours : sois prudente, il faut que la voix
se fasse, qu'elle mûrisse ; quand on a un enfant, la voix change...
Tu as le temps. Maintenant, chante des choses vraiment très légères...
Rossini, Mozart...
On aimerait pouvoir entendre
votre Chérubin ! Malheureusement, vous avez une discographie assez
limitée par rapport à votre vaste répertoire. Vous
n'aimez pas le studio ?
Je n'ai pas de temps. Delos,
ma maison de disques, me dit toujours : tu peux enregistrer ce que tu veux,
quand tu veux... Mais il faut trouver une semaine pour se préparer,
ensuite chanter trois heures par jour... On ne peut pas chanter tous les
jours, il faut se reposer, sinon la voix est fatiguée. Je ne peux
pas trouver deux semaines. C'est dommage. D'ailleurs, certains disques
que j'ai faits, on ne les trouve pas... Alors pourquoi enregistrer ?
Comment concilier le travail
des répétitions et la spontanéité ?
Non ! On ne peut pas ! On
ne peut pas ! (grand rire...) Parce que franchement, franchement...
Nous, c'est-à-dire les chanteurs - Je dois peut-être dire
"moi " - je peux répéter tout l'opéra en deux ou trois
jours... Vraiment. Je me sens très bien sur la scène, je
n'ai pas de problèmes avec les gestes... Je me rappelle tout de
suite ce qu'il faut faire : tous les mouvements, où je dois aller...
Ici, à Toulon, pour Tancrède, je n'ai pas pu être
avec tout le monde, depuis le début, mais ce n'était pas
nécessaire. J'ai eu deux répétitions pour moi, pour
apprendre ce qui s'était passé pendant une semaine. J'ai
su tout de suite ce qu'il fallait... Alors, chaque jour, deux répétitions
! Chaque répétition, trois heures ! Ça m'ennuie beaucoup,
vous savez ! Au début, je donne tout ce que je peux. Ensuite, je
marche comme ça... (démonstration). Combien de temps
peut-on jouer, tourner, chanter... ? Après ça devient : (elle
chante et hoquète d'une voix rauque). Je me souviens qu'une
fois, en Italie, à la dernière répétition,
je marchais comme ça et Luigi Pizzi m'a dit : "Ewa ! Fais quelque
chose ! Fais !" J'ai dit : "J'en ai assez... J'ai déjà "fait
" pendant deux mois... Alors, pourquoi cette répétition ?"
Ici, à Toulon, on
a eu deux répétitions avant la générale. L'opéra
est vraiment lourd, long. Il faudrait avoir un jour libre pour se détendre,
pour se reposer. En plus, on a travaillé dans des conditions vraiment
épouvantables. Le théâtre était en rénovation,
le froid, la poussière, toutes les fenêtres étaient
ouvertes, l'air froid sur la gorge... Incroyable, vraiment ! Et je suis
tombée malade. À la répétition générale.
J'étais sur la scène, mais je chantais une octave plus bas...
J'ai commencé à avoir mal à la gorge, puis c'est descendu,
descendu... J'avais vraiment peur ! Il arrive un moment où il faut
chanter à pleine voix, il faut la chauffer, mettre tout dans le
corps, dans les cordes vocales... C'est absolument nécessaire...
Je suis allée chez le médecin. Il m'a donné de la
cortisone. J'ai dit : non, je ne veux pas prendre de cortisone... J'avais
la gorge vraiment brûlée et tout le monde me demandait : qu'est-ce
qu'on fait, qu'est-ce qu'on fait, madame ? Vous allez chanter ? Et, je
disais : je pense que oui... Parce que nous, les chanteurs, nous sommes
des gens vraiment très forts. Je peux compter sur les doigts d'une
main le nombre de fois où j'ai vraiment été dans des
conditions splendides - et tous les chanteurs disent la même chose.
Pendant 30 ans de carrière, j'ai été cinq fois en
pleine forme (rire). On chante fatigué, malade, enrhumé,
... Il faut s'en sortir, il faut sauver le spectacle.
Ewa Podles
(Salut à Toulon, après
Tancredi)
Parmi vos nombreux rôles,
les guerriers amoureux : Tancrède, Renaud, Jules Cesar, les séductrices
: Carmen, Rosina, Isabella...et les personnages comiques comme la marquise
de Birkenfeld de La fille du régiment ... Finalement, qu'avez-vous
préféré interpréter ?
Dans La fille du régiment,
ce personnage... C'est comme une "joke". Ce n'est rien à chanter...
C'est seulement un peu amusant à jouer.
Et maintenant, si on vous
demandait de choisir quelques rôles ?
J'adore Azucena que je viens
de chanter pour la première fois à Milwaukee. Bien sûr
Rossini : Semiramide, Tancrède... Ça, c'est mon répertoire.
Mais je préfère les rôles tragiques... Pas les "ta
... ra ta ta" Non : la tragédie ! Quand il se passe quelque chose
d'important, de dramatique. Je préfère quand il faut faire
du théâtre, vraiment. J'aime beaucoup Ulrica du Bal masqué.
C'est une seule scène, mais importante. J'aime beaucoup la chanter...
De toutes façons, j'aime chanter ce que je chante au moment où
je le chante, même si au début je n'aimais pas...
Il y aussi le répertoire
plus moderne ?
Je n'aime pas tellement la
musique contemporaine. Se traîner par terre et faire : â, ô,
â, û ... C'est bon pour les jeunes chanteurs qui veulent se
faire connaître.
Vous n'avez pas chanté
un opéra de Penderecki ?
Non, il m'a demandé
mille fois. J'ai toujours refusé.
Si vous n'aviez pas été
cantatrice, à part la danse quand vous étiez petite, auriez-vous
aimé faire autre chose ?
J'aurais voulu être
vétérinaire (rires) ou bien travailler dans un zoo
avec les animaux ! J'aime beaucoup les animaux. J'ai deux chiens comme
ça (mains à hauteur des oreilles). J'ai des canaris.
Ils chantent avec moi ! Un jour, j'ai acheté un canari. Et puis
une fois à la maison, j'ai vu qu'il ne chantait pas. J'ai attendu
deux jours, trois jours, quatre jours ... Il faisait seulement : piou,
pi, piou... Alors, j'ai pris le canari avec moi, je suis retournée
au magasin et j'ai dit : "Monsieur, ce canari ne chante pas !" - Comment
il ne chante pas ? Il chante ! Il n'y avait pas grand monde dans le magasin,
alors j'ai dit : "Ecoutez, Monsieur, je vais vous montrer comment un canari
doit chanter ! (Imitation parfaite d'un canari chanteur, en grande forme)."
Tout le monde a ri ! Et le marchand a changé le canari. Depuis,
on s'aime beaucoup... Je lui ai échangé plusieurs canaris
qui ne chantaient pas bien. Une fois, il m'a dit : "Madame, pour vous,
j'ai un canari vraiment spécial. Il chante comme vous !" (Rire
communicatif, à gorge déployée)
Vous chantez en italien,
en russe, en allemand ... Avec quelles langues avez-vous des difficultés
?
Avec le français ...
C'est horrible... Tous ces "é, è, eu, in, on, an, u..." Peut-être
est-ce pour cela qu'il y a peu de bons chanteurs français...
Régine Crespin
?
Oui, je sais, oui... Mais
l'italien est vraiment la langue faite pour chanter ! Le russe aussi est
très commode.
Vous aimez la langue russe
?
Oh oui ! Je chante Tchaikovsky,
Rachmaninov, Moussorgsky... J'ai toujours beaucoup aimé la langue
russe. Je parlais très bien. Maintenant j'ai oublié parce
que je ne l'utilise pas...
Vous allez bientôt
chanter Orphée de Gluck à Carnegie Hall. Quelle version
allez-vous interpréter ? L' italienne ou la version Berlioz en français
?
Celle en français.
Elle est pour moi plus commode. Je l'ai dans la tête. De toutes façons,
je préfère la version Berlioz. Le théâtre, le
drame est plus fort.
Ressentez-vous une différence
d'écoute quand le public comprend la langue dans laquelle vous chantez
?
Je chante beaucoup aux États-unis
où le public ne comprend aucune langue étrangère.
Si on vous transportait
sur un tapis magique... Pourriez- vous dire dans quel pays vous êtes
?
Où ? Je ne pense pas.
Dans un même pays, il y a de grandes différences entre les
villes. À New York, le public est fantastique. Il comprend chaque
geste, chaque intention. Il a déjà entendu les meilleurs
chanteurs, les meilleurs musiciens du monde. Mais il y a des endroits où
le public ne comprend rien parce qu'il ne connaît rien. Pour, lui
c'est difficile. Il n'est pas préparé. Ce sont les détails,
les nuances qu'il faut pouvoir comprendre. À Paris aussi, le public
est fantastique.
Vous avez pris la nationalité
américaine ? J'ai lu ça dans un dictionnaire publié
en France...
Non ! C'est faux ! On a aussi
écrit dans le programme, ici à Toulon, que j'avais créé
Phaedra de Penderecki, une oeuvre qu'il n'a finalement jamais composée
faute de temps ! Je travaille aux États-unis. C'est tout. Les Américains
sont très efficaces, bien organisés. Les contrats sont bien
préparés. Ils sont très professionnels. On ne perd
pas de temps. Tout est "a punto". Chez eux, si on a besoin d'Ewa Podles
à 1h35, je commence à 1h35... Une fois, en Italie, avec Pizzi,
j'ai attendu six heures avant qu'il me dise : "Ewa, excusez-moi. Je n'ai
pas besoin de vous."
Vous avez aimé
chanter avec Alberto Zedda ?
Oui. C'est une personne unique.
J'ai aussi travaillé avec lui au piano. Il sait beaucoup de choses,
vraiment. Même aux chanteurs italiens, il dit toujours : vous ne
savez pas chanter en italien ! Et il leur explique comment dire les mots,
comment construire la phrase... Il a quelque chose de rare. Il sait comment
diriger. Par exemple Semiramide, qui dure quatre heures et demie,
et bien avec lui, ce n'est pas long !
Il y a eu une reprise
de Tancredi cet été à Pesaro, dirigée
par un autre chef. Kasarova avait annulé...
Oui, je sais, Zedda m'avait
appelée : "Ewa... Viens, sauve-nous !" Mais j'avais un récital
en Espagne.
En Europe, vous vous entendez
bien avec les Espagnols... Ils sont très directs, comme vous, n'est-ce
pas ? Vous connaissez Caballé ?
J'ai chanté avec elle.
Pour moi, ce n'est pas un bon souvenir. On a fait un Jules César
ensemble.
J'étais Cornélia. Elle était Cléopâtre.
Elle est venue au dernier moment. C'était bizarre.
Une dernière question
un peu indiscrète. À quoi pensez-vous, à la fin, au
moment des applaudissements ?
Très heureuse que
ce soit fini ! (Grand rire) Que tout se soit bien passé ...
Surtout, que le public soit heureux ! Pour moi, c'est très important.
Après deux ou trois minutes, je sais devant qui je chante. Si c'est
du temps perdu pour moi ou non. Je sens l'atmosphère, le silence...
Les silences sont différents si on écoute ou si c'est quelque
chose comme ça (Raclements de gorge et toux). Quand le public
écoute vraiment, le silence est incroyable. Autrement, il tousse
tout le temps. Quand pendant un air ou une mélodie, j'ai le contact
avec le public, je donne encore plus ! Tout de suite, je m'ouvre... Je
peux voler... Je peux donner tout mon coeur !
Propos recueillis
par Brigitte CORMIER
Toulon, 3 mars 2005
_______
Note
* Stanislas Moniuszko (1819-1872)
- Son opéra Halka est considéré comme le plus
grand opéra polonais.
Prochains engagements
d'Ewa Podles en 2005
Avril : Toronto, Rossini,
Tancredi
Mai : New-York, Carnegie
Hall, en concert, Gluck, Orphée
Août : Seattle, Wagner,
Das
Rheingold et Siegfried (Erda), Götterdämmerung
(1ère norne)
Septembre : Barcelone, Ponchielli,
La
Gioconda
Novembre : Barcelone, Rossini,
Semiramide