A l'issue de cette première
représentation de la nouvelle production d'Aïda présentée
à Toulouse, sifflets et huées d'une partie du public ont
salué non pas le plateau, mais le metteur en scène et décorateur
Pet Halmen. Est-ce à dire que c'était mérité
? Pet Halmen connaît bien Aïda pour l'avoir décoré
ou mis en scène à de nombreuses reprises, notamment dans
les deux opéras de Berlin et à Chicago, avec pour principe
le déplacement de l'action vers notre époque.
Le procédé est devenu
quasiment courant : en 2003 à Erfurt
puis cette année à Monte-Carlo,
Dieter Kaegi a transporté avec bonheur l'opéra dans les années
1925-30 ; Jamie Hayes à Belfast, en 1997, illustrait le même
parti pris en transposant la guerre égypto-éthiopienne en
guerre franco-prussienne de 1870 ; la scène du triomphe y devenait
une réception bien arrosée de champagne et de danses "à
l'égyptienne". Toute différente, celle de Götz Friedrich
et Pet Halmen au Deutsche Oper de Berlin (1982/88) plaçait l'action
dans l'univers de ruines archéologiques dans lequel vivait Mariette,
avec en substrat le déroulement des guerres européennes.
Le même Pet Halmen choisit, une
quinzaine d'années plus tard, une toute autre option pour la scène
plus intime du Staatsoper Unter Den Linden à Berlin (1995) : il
situait l'action au tournant du siècle dernier, au milieu des vitrines
"habitées" du musée du Caire. Des égyptologues s'y
retrouvent, certains disparaissent mystérieusement pendant que les
personnages de l'opéra quittent les vitrines. Le développement
de l'intrigue trouve ainsi, entre Belphégor, les Maléfices
de la Momie et les aventures d'Indiana Jones, un merveilleux champ d'action
qui aiguillonne l'imaginaire de chacun des spectateurs, lui proposant ainsi
de multiples lectures parallèles ou non. Son parti pris toulousain
est très proche : vitrines du musée du Caire avec les objets
du trésor de Toutankhamon, personnages du roi et d'Amnéris
s'animant dans le musée, Radamès et Aïda étant,
eux, des personnages contemporains de l'écriture de l'opéra.
Avec de jolies et efficaces trouvailles, comme l'épée de
guerre qui est prise dans une vitrine pour la remettre à Radamès.
Deux Anubis ithyphalliques à la belle prestance, instruments du
destin, accompagnent les chanteurs de leurs évolutions silencieuses.
Un décor à dominante bleue, avec des colonnes baladeuses,
assez gênantes pour les nombreux spectateurs placés sur les
côtés, derrière la scène et l'orchestre, créent
une atmosphère de type "aquarium" assez bien venue à défaut
d'être nouvelle.
(maquette © Capitole de Toulouse)
Dans tout cela, jusqu'à présent,
il n'y a pas de quoi fouetter un sphinx. En fait, c'est peut-être
au moment des "intermèdes" que se crée le malaise. Les fameux
intermèdes qui arrêtent un moment l'action pour des scènes
de genre ou des tableaux spectaculaires, que les metteurs en scène
ont pris l'habitude de contourner de peur de devoir les traiter au premier
degré : la scène du "temple de Ptah", celle des appartements
d'Amnéris, et celle du Triomphe de Radamès. Pour la première,
tout un troupeau d'éphèbes est égorgé par les
prêtres. Dans la seconde, quatre éphèbes (rescapés
de la scène précédente ?) sont totalement dévêtus
et quasiment violés par les servantes d'Amnéris dans une
véritable bacchanale orgiaque. Enfin, la scène du Triomphe
offre des variations tout aussi curieuses. Des guerriers, coiffés
d'improbables casque à têtes d'Horus et protégés
de cuirasses en forme de corps pharaoniques défilent, suivis de
prêtresses d'Hathor. D'ailleurs, on a droit aussi à un combat
de dieu contre déesse, Horus contre Hathor, dans la meilleure veine
des films de cape et d'épée des années 1960. Arrivent
enfin des bateleurs de cirque, accompagnés de la déesse Bastet
- il ne manquait plus qu'elle - qui crache et griffe à qui mieux
mieux pendant que ses comparses font et défont - vous l'avez deviné
- des pyramides humaines. Qui plus est, tout se déroule sous le
regard impassible de Verdi lui-même, qui circule un peu partout pendant
toute la durée de l'opéra, comme si c'était lui-même
qui signait la mise en scène (il a une table et un carnet de notes
à sa disposition), parfois surpris du résultat, quelquefois
même intéressé.
Émane donc de tout cela une
impression de malaise, de dispersion surtout, pour ne pas dire de grand
désordre intellectuel. L'attention du spectateur se dilue sans cesse,
au lieu de se concentrer sur l'implacable montée de l'action ; on
en arrive à se demander : "qu'est-ce qu'ils vont encore inventer
?", au lieu de frémir aux malheurs d'Aïda... D'autant que le
plateau, de haut niveau, joue parfaitement le jeu. Il est dominé
bien sûr par Dolora Zajick, dont la voix est toujours aussi belle,
et qui maintenant prend de plus en plus plaisir à affiner des nuances
subtiles. Sa troisième reprise, par exemple, de la périlleuse
phrase d'Amnéris dans ses appartements, allégée au
point qu'elle en devient presque murmurée, crée un grand
moment d'émotion. Madame Zajick, dont on connaît la puissance
et l'égalité des registres, montre ici avec maestria,
comme dans le Trouvère à Paris, une autre facette
de son talent de musicienne. Michèle Capalbo, Piero Giuliacci (remplaçant
Jon Villars, le beau Bacchus du récent Ariane à Naxos
du Palais Garnier initialement prévu) et Carlos Almaguer assurent
avec aisance les trois autres rôles principaux, et l'on retrouve
avec plaisir Luigi Roni qui demeure l'un des grands Rois de sa génération.
Les trois autres rôles sont bien tenus, bien que ce ne soit pas encore
dans cette production que l'on puisse voir un messager qui vous donne le
grand frisson...
Une direction parfois lente et molle,
se traduisant par des décalages entre la fosse et les choeurs, ne
fait qu'accentuer tous les défauts de l'acoustique, médiocre
(orchestre cotonneux, voix mates), de ce lieu difficile à tous points
de vue. Que dire pour conclure ? Eh bien que, malgré tout, c'est
un très beau spectacle. Et s'il n'a pas trouvé son rythme
dès la première, c'est qu'il manque encore de rodage, que
les choeurs et les figurants ne sont peut-être pas tout à
faire (sinon du tout) entrés dans le jeu pervers de Pet Halmen...
Jean-Marcel HUMBERT