L'ordre
règne à Metz. La salle est comble, et comme le dit ma charmante
voisine, qui me confie avoir vu sa première Butterfly à
14 ans : "Là, au moins, ils comprendront que c'est ça qui
marche, le répertoire !". On se hasarde à répondre
qu'un répertoire ne vit que s'il se renouvelle, et on n'ose dire
qu'à l'époque de sa première Butterfly, vu
son âge manifeste, c'était justement du répertoire
quasi tout neuf. Renouveler le répertoire, oui, répond-elle,
magnanime, mais tout dépend encore comment on le montre... Pas de
doute, les épisodes Médée et Powder
her face font encore causer dans les chaumières de Metz,
et ce n'est pas demain la veille qu'on verra ici sur scène un zizi
suisse.
Eric Chevalier, qui assume sa première
saison autonome depuis le départ mouvementé de Laurence Dale,
fait voeu d'éclectisme. On lui reconnaîtra une saison effectivement
diverse, unissant répertoire (Butterfly, Eugène Onéguine,
Lakmé) et re-créations (L'Amant anonyme du Chevalier
de Saint-George, les Liasons Dangereuses de Claude Prey), l'exotisme
colonial et l'opéra français servant d'arguments de cohérence.
Mais ce n'est pas le retour des opérettes de répertoire,
et quelques "prises de risques" plutôt timides et consensuelles,
qui convaincront pour le moment de la volonté de donner à
Metz un autre statut que celui de salle de province bien sous tous rapports.
Il fallait calmer le jeu, musicalement et scéniquement, cette saison
y pourvoira. Mais ensuite ?
Nous pardonnera-t-on ce préambule,
lorsqu'on aura dit que cette Madame Butterfly fut une soirée
exceptionnelle, dont beaucoup sortirent les larmes aux yeux ? La mise en
scène de Numa Sadoul a un immense avantage : la modestie, le souci
d'une lecture littérale du livret, qui dresse le cadre unique et
nécessaire pour que les personnages prennent chair : pas de "japoniaiseries",
rappel de la pauvreté de Cio-Cio-San dont le décor se fait
l'écho, présence quasi perpétuelle de l'enfant Douleur,
accusateur innocent d'un Pinkerton dépeint sans la moindre indulgence.
Quelques détails subtils accompagnent l'évolution psychologique
de Cio-Cio-San, qui au deuxième acte adopte des vêtements
occidentaux et installe une statuette de la Liberté et un Christ
saint-sulpicien en lieu et place de celles de ses ancêtres, ou, autre
clin d'oeil, un Goro (excellent Dominique Rossignol, vocalement et scéniquement)
parvenu au second acte avec Chapeau melon et redingote. Rien n'encombre
le plateau, mais tout a un sens, une nécessité dramatique,
et laisse à la musique tout l'espace de respiration nécessaire.
Un talent que tant d'autres metteurs en scène oublient, et qui mérite
que l'on en fasse hommage à Numa Sadoul. On lui pardonnera alors
d'autant plus deux échecs patents, une apparition de l'Oncle Bonze
digne des BD que Sadoul adore par ailleurs, mais parfaitement loupée
(en grande partie aussi à cause de la voix peu puissante de Jean-Marie
Delpas), mais surtout un ballet kitsch à souhait, fumigènes
et bulles de savon, un songe de veille de Cio-Cio-San ahurissant de ridicule.
Les larmes, on les doit à une
Cio-Cio-San bouleversante, Hiromi Omura. Familière du rôle
qu'elle chante notamment à Amiens en 2004, et comme doublure de
Eva Jenis dans la récente production de Lille, Nancy *
et Angers, Hiromi Omura a une présence scénique exceptionnelle,
touchante de grâce et de détermination dans le premier acte,
pathétique et torturée dans le second entre espoir et solitude,
violente et humiliée dans le dernier. Une progression psychologique
et une tension dramatique dont elle rend à merveille toute la cohérence
et la subtilité, avec une liberté de gestes et un naturel
qui confondent. Butterfly qui n'a rien d'autre à faire qu'attendre,
attendre un homme qui s'est trompé de film, qui s'est cru dans un
vaudeville et qui fuit même le dénouement de la tragédie,
Butterfly qui porte toute l'oeuvre, Puccini offrant ainsi à toute
interprète un défi monumental, vocal et dramatique. Hiromi
Omura le relève avec panache, tirant parti d'un metteur en scène
et d'un chef laissant le mélodrame de Puccini s'assumer et s'épanouir
avec liberté. La voix est puissante, ductile, la ligne de chant,
d'une tenue magnifique dans les grands phrases pucciniennes, sait s'effacer
devant des accents dramatiques toujours judicieux. Tout cela nous vaut
entre autres un "Un bel di" bouleversant.
A ses côtés, hélas,
le Pinkerton de Maurizio Comencini, correct vocalement, n'a guère
d'aisance scénique, ce qui accroît encore le côté
antipathique du personnage, et nuit à l'émotion du grand
duo final du premier acte. Comme souvent Sharpless (Jean-Marc Ivaldi) est
plus convaincant. Interprétation sensible de Suzuki par une habituée
du rôle, Christine Labadens.
La direction de Alain Guingal, malgré
quelques décalages passagers, dessine avec souffle et précision
la partition, complice des paroxysmes passionnels de Cio-Cio-San. Elle
confirme la belle forme de l'orchestre de Metz.
Sophie ROUGHOL
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* on retrouvera Hiromi Omura à
Nancy dans Iphigénie en Tauride de Glück (rôle de Diane)
, du 26 novembre au 6 décembre.