Beaucoup
a été dit sur la mise en scène par Chéreau
de Cosi Fan Tutte. Argument principal : l'austérité
du décor - une coulisse décrépite - et la gravité
ostensible de la direction d'acteurs semblent gommer la jubilation mozartienne.
"Allons, Monsieur Chéreau, entend-on, déridez-vous, laissez
paraître le fin sourire de Mozart !" Dont acte. On a vu des Cosi
plus rigolos. Pourtant, s'il est une profondeur de l'esprit mozartien -
nul n'en saurait douter -, n'est-elle pas davantage dans l'exploration
d'abîmes d'ambiguïtés et de réversibilité
que dans la concomitance somme toute banale du rire et des larmes ? Mozart
est frère de Marivaux plus que de Molière. Et ce sont ces
ambiguïtés que traduit prodigieusement Patrice Chéreau.
Parti pris autrement risqué
que cette greffe brutale de larmoiements sur fond de lumière napolitaine
que montrait la précédente production de l'Opéra de
Paris. Pourquoi risqué ? Parce que sans fin. Ouvrir le jeu à
tous les dégradés du sentiment, sonder les degrés
qui mènent de l'attente à la déception, de la déception
au désespoir, du désespoir au cynisme, etc. c'est faire comme
ces patineurs de concours qui tentent le quintuple salto arrière
quand une simple roulade faite avec assez de grâce leur offrirait
les suffrages de la foule béate en son ignorance. Aussi les limites,
ou l'échec, font-ils partie du travail de Chéreau comme la
chute douloureuse sur le bas des reins sanctionne les acrobates les plus
hardis. On se permettra alors de juger non au regard des solutions confortables
et sûres qui eussent pu être choisies, mais au regard du courage
artistique.
Courage, c'est le mot. Car nous frappent
- et finalement nous hantent - dans Cosi Fan Tutte non les jongleries
sentimentales dignes de la Jalousie du Barbouillé, mais une
stupéfiante intelligence. C'est à elle que Chéreau
se confronte. C'est à elle qu'il entend rendre pleinement justice.
Je vois dans le fond le neveu de Monsieur Homais qui fronce le sourcil
: "ouais, l'intelligence ! hum ! bouarf !" Oui, l'intelligence. Celle qui
parvient à lier la tendresse et la grâce, la dignité
et la tristesse, la politesse et le désespoir, la douceur et l'amertume.
Celle qui au coeur des antinomies capte une synthèse, et, se gardant
d'en tirer des concepts, fabrique de la sensation et même de la pensée.
De là Nietzsche s'écriant, à propos de musique : "elle
sait tout". Dans Cosi Fan Tutte, Mozart sait tout, comprend tout,
voit tout. Immense difficulté pour le metteur en scène :
se hisser à ces hauteurs ; suprême tentation : laisser faire
Mozart, laisser le charme opérer. Erreur où s'enferrent ceux
qui se croient fins.
Car ce charme n'est pas musical seulement.
Il s'appuie sur les plus secrètes ressources du théâtre.
Mise en abyme, certes. Mais d'abord célébration du théâtre
comme lieu de révélation. Doubles fonds et jeux de miroirs,
mais d'abord laboratoire (celui de l'alchimiste) des affects.
Aussi, chez Chéreau, rien n'est
abstrait. Tout est incarnation. Ô miracle : c'est cela même
qu'il faut à Mozart. Des corps qui souffrent et des regards qui
parlent. Encore faut-il les installer dans la posture, les guider. Le travail
de Chéreau à cet égard est implacable, et certainement
indescriptible. Certes, il use de procédés, comme cette foule
un peu hagarde entrant en scène pour chanter Bella vita militar
telle une cohorte de figurants choisis au hasard et surpris de se trouver
là ; comme ces accessoiristes hyper-rapides qui placent à
la dernière seconde, en un éclair, le siège où
s'écroule la chanteuse, le banc ou s'asseoient les amoureux ; comme
ces coups de projecteurs brutaux sur le chanteur qui prend la parole, et
parfois sur celui qui ne dit rien (un ballet calculé, qu'il faudrait
longuement analyser).
Mais bientôt ces procédés
apparaissent pour ce qu'ils sont : le rappel même que nous sommes
au théâtre. C'est le tribut à la mise en abyme, c'est
le panneau de Droopy : "Now applause". Ils sont un cadre. Et les voici
supplantés par la puissance de l'incarnation dramatique. Supplantés
? Ne dirait-on pas plutôt qu'ils laissent éclore cette force-là
? L'urgence théâtrale prend de l'épaisseur ; elle s'incorpore
; la distance entre acteur et chanteur s'efface ; les frontières
se troublent. Et voici les êtres qui, tels des pantins éveillés
à la vie (le complexe de Pinocchio), s'animent, s'allument, s'embrasent.
Passer en revue le mérite individuel
des artistes qui composent cette dramaturgie étourdissante, c'est
détailler les ingrédients d'une recette dont la seule main
du chef exprime les saveurs secrètes. C'est aussi faire bon marché
de tout ce qui s'installe entre les chanteurs. Les regards de Dorabella
à Ferrando, les mains qui se touchent et se lâchent, le pas
réglé des duos et des ensembles, la pertinence picturale
de certaines scènes, l'intensité palpable qui noue mystérieusement
la scène et la fosse dans ce qui apparaît comme une quintessence
dramaturgique - cette électricité qui vous scotche le regard,
l'esprit, les nerfs et fait oublier que le monsieur à côté
de vous sent énormément mauvais. C'est là que les
chanteurs se surpassent et nous marquent. Leur voix émane de cette
présence que Chéreau leur permet de conquérir. Le
tout se coule dans une plénitude de théâtre où
le chant est aboutissement et réalisation.
Ainsi, on ne stigmatisera pas les vocalises
entrecoupées d'audibles reprises de souffle d'Erin Wall. Clément
Taillia suggérait déjà lors des représentations
aixoises les lacunes vocales de la soprano, pour saluer aussitôt
son engagement et sa fraîcheur ; nous joindrons notre voix à
la sienne : fraîcheur athlétique, blonde, un peu américaine
et même un peu campus, mais avec le rayonnement sans les grimaces,
avec lumière et avec grâce. Idem, Elina Garanca pourrait se
voir reprocher un chant qui tente trop souvent de remporter la partie,
de s'attirer les bravos des garancophiles éperdus (et de mon voisin
malodorant, les yeux vissés à ses jumelles à s'en
donner un torticolis incurable) ; la voix est belle, certes ; la dame aussi
; est-elle très individualisée ? J'en doute. Mais à
Garanca, Chéreau a apporté un mélange d'indifférence
et de sensualité rouée. Elle ne semble jamais franchement
surprise par les événements, comme si elle en devinait les
dessous et décidait d'en tirer parti pour débrider ses moeurs
sages.
Face à ces figures féminines
dont éclatent la complexité et les méandres, les deux
garçons jouent bien leur rôle de bravaches emportés
que la cruauté déroute, puis brise. Ni Stéphane Degout
ni Shawn Mathey ne possèdent le fruité vocal qu'on pourrait
attendre, mais ils ont l'énergie et la générosité
de leur jeunesse ardente. Passons rapidement sur une Barbara Bonney étrangement
inaudible, dépourvue des graves du rôle et rajoutant des virevoltes
d'aigus pour donner le change - s'est-elle enrhumée au mariage de
Delphine Arnault ? Elle ne revient pas aux saluts finaux, mais sa silhouette
bonhomme fait mouche en médecin et en notaire de comédie.
Nous l'eussions dûment applaudie. Reste le vrai triomphateur non
de la soirée, non du spectacle, mais de la conception même
de Chéreau : un Ruggero Raimondi transfigurant Don Alfonso, dont
il fait saillir tous les angles, toutes les acidités, et toute l'expérience.
Le regard, le sourire, la démarche même disent la duplicité
sans fond, pétrie de désillusion - ce qu'il appelle philosophie.
C'est un viveur revenu de tout et trouvant son bonheur dans les satisfactions
de la table et (sans doute) les amours tarifés : mais voici que
la naïveté de ses commensaux lui apporte un sursaut d'énergie
- enfin il va débonder sa bile noire dans un tour d'abord plaisant,
dont bientôt apparaîtront les ressorts maléfiques, la
sève pourrie. A ce jeu, Raimondi est génial.
Il convient enfin de saluer avec révérence
l'Orchestre de l'Opéra. Il semble avoir fait de Cosi fan Tutte
son jardin enchanté. Juliette Buch louait
ici même ses mille teintes dans cette partition délicate.
Moirures subtiles, virtuosité ludique, précision sans faille,
sens admirable de l'accompagnement des voix, qualité charnue des
timbres - tout y est pour porter le sourire où Chéreau ne
le met pas, et Gustav Kuhn ordonne cela avec un savoir-faire parfait, apportant
les dernières retouches à cette étoffe cousue-main.
On se félicite que le travail de Chéreau ne trouve pas dans
la fosse un âpre contrepoint ; au contraire, une telle coloration
préserve la dentelle dramaturgique de cette brusquerie que remarquait
chez Harding Clément Taillia ou de tout tropisme analytique
qui eût été simple redite du travail de mise en scène.
Des approfondissements sans doute viendront
; l'austérité se patinera ; mais cette réalisation
restera dans les mémoires, tout simplement parce qu'elle aura su
nous ouvrir davantage encore aux arcanes insondables de cette oeuvre que,
bêtement, nous nous figurions connaître.
Sylvain FORT