C O N C E R T S 
 
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PARIS
13/10/05
Elina Garanca (Dorabella) et Stéphane Degout (Guglielmo)
© Eric Mahoudeau/Opéra de Paris
 Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)

COSI FAN TUTTE

Opéra en deux actes

Direction Musicale : Gustav Kuhn
Mise en scène : Patrice Chéreau
Décors : Richard Peduzzi
Collaborateur aux mouvements : Thierry Thieû Niang
Perruque, coiffure : Campbell Young

Fiordiliji : Erin Wall
Dorabella : Elina Garanca
Guglielmo : Stéphane Degout
Ferrando : Shawn Mathey
Despina : Barbara Bonney
Don Alfonso : Ruggero Raimondi

Choeur et Orchestre de l'Opéra National de Paris

Palais-Garnier, le 13 octobre 2005

Beaucoup a été dit sur la mise en scène par Chéreau de Cosi Fan Tutte. Argument principal : l'austérité du décor - une coulisse décrépite - et la gravité ostensible de la direction d'acteurs semblent gommer la jubilation mozartienne. "Allons, Monsieur Chéreau, entend-on, déridez-vous, laissez paraître le fin sourire de Mozart !" Dont acte. On a vu des Cosi plus rigolos. Pourtant, s'il est une profondeur de l'esprit mozartien - nul n'en saurait douter -, n'est-elle pas davantage dans l'exploration d'abîmes d'ambiguïtés et de réversibilité que dans la concomitance somme toute banale du rire et des larmes ? Mozart est frère de Marivaux plus que de Molière. Et ce sont ces ambiguïtés que traduit prodigieusement Patrice Chéreau.

Parti pris autrement risqué que cette greffe brutale de larmoiements sur fond de lumière napolitaine que montrait la précédente production de l'Opéra de Paris. Pourquoi risqué ? Parce que sans fin. Ouvrir le jeu à tous les dégradés du sentiment, sonder les degrés qui mènent de l'attente à la déception, de la déception au désespoir, du désespoir au cynisme, etc. c'est faire comme ces patineurs de concours qui tentent le quintuple salto arrière quand une simple roulade faite avec assez de grâce leur offrirait les suffrages de la foule béate en son ignorance. Aussi les limites, ou l'échec, font-ils partie du travail de Chéreau comme la chute douloureuse sur le bas des reins sanctionne les acrobates les plus hardis. On se permettra alors de juger non au regard des solutions confortables et sûres qui eussent pu être choisies, mais au regard du courage artistique.

Courage, c'est le mot. Car nous frappent - et finalement nous hantent - dans Cosi Fan Tutte non les jongleries sentimentales dignes de la Jalousie du Barbouillé, mais une stupéfiante intelligence. C'est à elle que Chéreau se confronte. C'est à elle qu'il entend rendre pleinement justice. Je vois dans le fond le neveu de Monsieur Homais qui fronce le sourcil : "ouais, l'intelligence ! hum ! bouarf !" Oui, l'intelligence. Celle qui parvient à lier la tendresse et la grâce, la dignité et la tristesse, la politesse et le désespoir, la douceur et l'amertume. Celle qui au coeur des antinomies capte une synthèse, et, se gardant d'en tirer des concepts, fabrique de la sensation et même de la pensée. De là Nietzsche s'écriant, à propos de musique : "elle sait tout". Dans Cosi Fan Tutte, Mozart sait tout, comprend tout, voit tout. Immense difficulté pour le metteur en scène : se hisser à ces hauteurs ; suprême tentation : laisser faire Mozart, laisser le charme opérer. Erreur où s'enferrent ceux qui se croient fins.

Car ce charme n'est pas musical seulement. Il s'appuie sur les plus secrètes ressources du théâtre. Mise en abyme, certes. Mais d'abord célébration du théâtre comme lieu de révélation. Doubles fonds et jeux de miroirs, mais d'abord laboratoire (celui de l'alchimiste) des affects.

Aussi, chez Chéreau, rien n'est abstrait. Tout est incarnation. Ô miracle : c'est cela même qu'il faut à Mozart. Des corps qui souffrent et des regards qui parlent. Encore faut-il les installer dans la posture, les guider. Le travail de Chéreau à cet égard est implacable, et certainement indescriptible. Certes, il use de procédés, comme cette foule un peu hagarde entrant en scène pour chanter Bella vita militar telle une cohorte de figurants choisis au hasard et surpris de se trouver là ; comme ces accessoiristes hyper-rapides qui placent à la dernière seconde, en un éclair, le siège où s'écroule la chanteuse, le banc ou s'asseoient les amoureux ; comme ces coups de projecteurs brutaux sur le chanteur qui prend la parole, et parfois sur celui qui ne dit rien (un ballet calculé, qu'il faudrait longuement analyser).

Mais bientôt ces procédés apparaissent pour ce qu'ils sont : le rappel même que nous sommes au théâtre. C'est le tribut à la mise en abyme, c'est le panneau de Droopy : "Now applause". Ils sont un cadre. Et les voici supplantés par la puissance de l'incarnation dramatique. Supplantés ? Ne dirait-on pas plutôt qu'ils laissent éclore cette force-là ? L'urgence théâtrale prend de l'épaisseur ; elle s'incorpore ; la distance entre acteur et chanteur s'efface ; les frontières se troublent. Et voici les êtres qui, tels des pantins éveillés à la vie (le complexe de Pinocchio), s'animent, s'allument, s'embrasent.

Passer en revue le mérite individuel des artistes qui composent cette dramaturgie étourdissante, c'est détailler les ingrédients d'une recette dont la seule main du chef exprime les saveurs secrètes. C'est aussi faire bon marché de tout ce qui s'installe entre les chanteurs. Les regards de Dorabella à Ferrando, les mains qui se touchent et se lâchent, le pas réglé des duos et des ensembles, la pertinence picturale de certaines scènes, l'intensité palpable qui noue mystérieusement la scène et la fosse dans ce qui apparaît comme une quintessence dramaturgique - cette électricité qui vous scotche le regard, l'esprit, les nerfs et fait oublier que le monsieur à côté de vous sent énormément mauvais. C'est là que les chanteurs se surpassent et nous marquent. Leur voix émane de cette présence que Chéreau leur permet de conquérir. Le tout se coule dans une plénitude de théâtre où le chant est aboutissement et réalisation.

Ainsi, on ne stigmatisera pas les vocalises entrecoupées d'audibles reprises de souffle d'Erin Wall. Clément Taillia suggérait déjà lors des représentations aixoises les lacunes vocales de la soprano, pour saluer aussitôt son engagement et sa fraîcheur ; nous joindrons notre voix à la sienne : fraîcheur athlétique, blonde, un peu américaine et même un peu campus, mais avec le rayonnement sans les grimaces, avec lumière et avec grâce. Idem, Elina Garanca pourrait se voir reprocher un chant qui tente trop souvent de remporter la partie, de s'attirer les bravos des garancophiles éperdus (et de mon voisin malodorant, les yeux vissés à ses jumelles à s'en donner un torticolis incurable) ; la voix est belle, certes ; la dame aussi ; est-elle très individualisée ? J'en doute. Mais à Garanca, Chéreau a apporté un mélange d'indifférence et de sensualité rouée. Elle ne semble jamais franchement surprise par les événements, comme si elle en devinait les dessous et décidait d'en tirer parti pour débrider ses moeurs sages.

Face à ces figures féminines dont éclatent la complexité et les méandres, les deux garçons jouent bien leur rôle de bravaches emportés que la cruauté déroute, puis brise. Ni Stéphane Degout ni Shawn Mathey ne possèdent le fruité vocal qu'on pourrait attendre, mais ils ont l'énergie et la générosité de leur jeunesse ardente. Passons rapidement sur une Barbara Bonney étrangement inaudible, dépourvue des graves du rôle et rajoutant des virevoltes d'aigus pour donner le change - s'est-elle enrhumée au mariage de Delphine Arnault ? Elle ne revient pas aux saluts finaux, mais sa silhouette bonhomme fait mouche en médecin et en notaire de comédie. Nous l'eussions dûment applaudie. Reste le vrai triomphateur non de la soirée, non du spectacle, mais de la conception même de Chéreau : un Ruggero Raimondi transfigurant Don Alfonso, dont il fait saillir tous les angles, toutes les acidités, et toute l'expérience. Le regard, le sourire, la démarche même disent la duplicité sans fond, pétrie de désillusion - ce qu'il appelle philosophie. C'est un viveur revenu de tout et trouvant son bonheur dans les satisfactions de la table et (sans doute) les amours tarifés : mais voici que la naïveté de ses commensaux lui apporte un sursaut d'énergie - enfin il va débonder sa bile noire dans un tour d'abord plaisant, dont bientôt apparaîtront les ressorts maléfiques, la sève pourrie. A ce jeu, Raimondi est génial.

Il convient enfin de saluer avec révérence l'Orchestre de l'Opéra. Il semble avoir fait de Cosi fan Tutte son jardin enchanté. Juliette Buch louait ici même ses mille teintes dans cette partition délicate. Moirures subtiles, virtuosité ludique, précision sans faille, sens admirable de l'accompagnement des voix, qualité charnue des timbres - tout y est pour porter le sourire où Chéreau ne le met pas, et Gustav Kuhn ordonne cela avec un savoir-faire parfait, apportant les dernières retouches à cette étoffe cousue-main. On se félicite que le travail de Chéreau ne trouve pas dans la fosse un âpre contrepoint ; au contraire, une telle coloration préserve la dentelle dramaturgique de cette brusquerie que remarquait chez Harding Clément Taillia ou de tout tropisme analytique qui eût été simple redite du travail de mise en scène.

Des approfondissements sans doute viendront ; l'austérité se patinera ; mais cette réalisation restera dans les mémoires, tout simplement parce qu'elle aura su nous ouvrir davantage encore aux arcanes insondables de cette oeuvre que, bêtement, nous nous figurions connaître.
 
 

Sylvain FORT
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