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TOULOUSE
27/01/2006
Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)
COSI FAN TUTTE
Opera buffa en deux actes
Livret de Lorenzo da Ponte
Un spectacle de Giorgio Strehler
Production du Piccolo Teatro di Milano-Teatro d’Europa
Mise en scène, Carlo Batistoni
Reprise par Gianpaolo Corti
Décors, Ezio Frigerio
Costumes, Franca Squarciapino
Eclairages, Gerardo Modica
Collaboration à la mise en scène, Maryse Flach
Fiordiligi, Tamar Iveri
Dorabella, Sophie Koch
Guglielmo, Brett Polegato
Ferrando, Tomislav Musek
Despina, Anne-Catherine Gillet
Don Alfonso, Carlos Chausson
Orchestre National du Capitole
Chœur du Capitole
Continuo, Robert Gonnella
Direction musicale, Claus Peter Flor
Toulouse, le 27 janvier 2006
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Strehler ressuscité
Les sept représentations prévues de Cosi fan Tutte
au Capitole de Toulouse affichent complet. Curiosité pour un
spectacle du Piccolo Teatro di Milano qui présente (en
l’état où la mort de Giorgio Strehler l’a
figée quelques jours avant la première) l’ultime
mise en scène de ce seigneur du théâtre ?
Peut-être. Espérons que c’est surtout la preuve que
Cosi est sorti du purgatoire et ne souffre plus de l’injustice
qui en faisait une œuvre mineure en regard des deux chefs
d’œuvre qui l’encadrent, Don Giovanni et La Flûte enchantée.
Roger Caillois disait que
l’originalité d’un artiste n’est pas dans le
sujet mais dans la manière de le traiter. Le sujet de Cosi
n’a certes rien d’original : après
d’autres, il exploite un lieu commun - la femme est un être
faible incapable de résister à la tentation, et utilise
le travestissement comme moyen de mystification.
Mais au siècle des
Encyclopédistes et de la classification des espèces
– à laquelle le titre pourrait se rattacher –
l’infidélité féminine est devenue pour les
intellectuels éclairés une donnée du réel
à comprendre. Il ne s’agit plus d’accabler les
femmes mais d’expliquer leur comportement si dérangeant
pour l’honneur des hommes et si commode pour le plaisir des
mêmes.
Après
d’autres, dont Diderot, un médecin-philosophe publie
à Bologne en novembre 1771 – entre deux séjours de
Mozart en Italie – une brochure dans laquelle il est
démontré qu’il faut pardonner aux femmes toutes les
fautes qu’elles commettent puisqu’elles dépendent de
la matrice qui les fait agir malgré elles. Certes, un
confrère de l’auteur affirmera aussitôt qu’il
n’en est rien, et Casanova en 1772 les persiflera tous deux.
C’est la
thèse de Da Ponte, évidemment moins explicite. Au terme
d’une « folle journée » où sa
véracité aura été prouvée, ceux et
celles qui la méconnaissaient en chanteront le
bien-fondé, appris malgré eux et non sans qu’il
leur en coûte. Bégueules et béjaunes y auront
laissé des plumes, mais seul ce vieux fou de Rousseau croit que
l’apprentissage peut être indolore.
Evitant tout didactisme,
le librettiste enchaîne avec la précision d’un
Feydeau la présentation de l’enjeu et des personnages.
Deux jeunes hommes affectés des défauts de leur âge
et de leur sexe – vanité, présomption,
vacuité spirituelle – refusent d’entendre
l’homme d’expérience qui affirme que leurs
dulcinées ne sont pas des anges. C’est le point de
départ du pari qui les engage à exécuter les
manœuvres que leur « mentor »
improvisé exigera.
Les donzelles sont leur
pendant : en s’extasiant sur les portraits de leurs amants
– à comprendre au sens actuel du terme, ils ont leur
garde-robe chez elles, Fiordiligi s’en souviendra –
c’est elles –mêmes qu’elles louent. Mais leur
discours est-il aussi lisse qu’il le semble ? Leurs amants
sont-ils bien tels qu’elles le disent ? Ou
décrivent-elles l’amant qu’elles voudraient ?
Belliqueux et amoureux, dit Fiordiligi ; attirant et
menaçant, dit Dorabella . N’y aurait-il pas
contradiction ? L’amant dont elles parlent, est-il
réel, ou rêvé ? Leur bonheur ne va donc pas de
soi, qu’elles aient besoin, l’une après
l’autre, de l’affirmer ? Et quand elles chantent la
constance de leur cœur, la méthode Coué est-elle si
loin ?
Ces distorsions entre le
perçu, le senti, l’affirmé, contiennent en germe
l’évolution des situations. Bernées par un premier
mensonge – leurs amants sont rappelés d’urgence sous
les drapeaux – elles ne les reconnaissent pas sous leur
déguisement exotique – l’habit fait le moine et le
turban l’Albanais – et chacune finit par tomber dans les
bras de l’amant de sa sœur, plus ou moins vite selon
l’ardeur de son tempérament ou la force de son
amour-propre, nonobstant toutes les proclamations d’inviolable
fidélité auxquelles elles se sont adonnées
l’un et l’autre. Certes, pour y parvenir, après les
usages mondains – les amis de mes amis…– on a fait
vibrer les cordes sensibles de la compassion et de la vanité -
ils ont voulu mourir pour elles, puis agir la persuasive Despina,
Scapin en jupons, qui professe une morale de la jouissance
immédiate digne de l’antique, assortie d’une
misanthropie probablement acquise, avec un aplomb confondant.
Elle est l’active
complice de l’entreprise de Don Alfonso tout en étant par
ailleurs sa dupe puisqu’il l’induit à se travestir
en médecin, puis en notaire, mais ne lui a pas
révélé qui sont les «Albanais ».
Ainsi, au terme
d’un parcours qui va de la comédie de situation –
l’entrée des jeunes gens travestis et l’effarement
de Despina - à la farce – le sauvetage des
« suicidés » à l’aide de la
pierre de Messmer – et de la bouffonnerie la plus franche –
les déguisements de Despina – à l’ironie la
plus savoureuse – les « grands airs » de
Dorabella et de Fiordiligi – la leçon est tirée,
pour les personnages, et pour le public.
Cet aspect
théâtral, si important, le spectacle proposé en
rend compte parfaitement. . On ne saura jamais si l’état
de la mise en scène aurait été celui signé
par Strehler en définitive, puisqu’il modifiait son
travail jusqu’à la dernière minute, comme le
rappellent dans le programme de salle abondant et richement
illustré les collaborateurs du maître qui ont jalousement
veillé pour ces reprises toulousaines au respect de sa
conception. Ce qui est montré, dans un décor
essentiellement composé de deux façades à fronton
percées d’un œil de bœuf disposées
à cour et à jardin et qui peuvent avancer et reculer pour
diminuer l’espace ou le restituer, c’est justement un
espace ouvert qui devient tour à tour un quai, un jardin, une
chambre, au gré des indications scéniques. On change de
lieu à scène ouverte mais la lumière baisse et ce
sont des ombres chinoises qui déplacent ou installent les
quelques accessoires. Les entrées se font de la même
manière et c’est l’occasion d’images fugaces
et belles. Pour les airs principaux, un halo de lumière isole le
chanteur tandis qu’autour de lui la lumière baisse :
hommage du théâtre à la musique ?
Dans cet espace, au lever
du rideau, un café en plein air où se trouvent les trois
personnages masculins ; au fond une toile peinte représente
la façade du théâtre San Carlo de Naples. Elle
disparaîtra à la fin de la première scène,
révélant l’espace qui, alors, est une terrasse au
centre de laquelle les deux belles alanguies s’agitent sur des
chaises longues en attendant leurs sigisbées. Alors que les
garçons portaient l’uniforme militaire et Don Alfonso un
habit de bourgeois un peu décati, elle n’auront
jusqu’à la fin – sauf pour le pseudo-mariage
où elles seront revêtues de légers caftans
brodés – que des vêtements d’intérieur,
proches du déshabillé, de la lingerie, dans un
demi-négligé qui suggère un relâchement peu
en accord avec leurs protestations de fermeté morale. Eux, en
« Albanais », auront plutôt l’air de
maharadjahs, avec leur turban endiamanté et emplumé.
Despina, elle, est la soubrette accorte que le physique charmant de
l’interprète autorise, au lieu du laideron parfois
représenté dans une recherche comique.
On se souvient que
Despina, lorsque les amants travestis entrent, est frappée par
leurs remarquables moustaches. Or ici rien de tel. Pourtant, Guglielmo
et Ferrando ont des moustaches discrètes dans la première
scène ; mais lorsqu’ils sont travestis ils n’en
ont plus. Cela pose un problème pour l’air fameux
« Non siate ritrosi » où Guglielmo
« vante la marchandise » et invite les deux
soeurs à la toucher, air dont les quatre derniers vers sont
dédiés aux fameuses moustaches, « les plumes
de l’amour » . La solution est trouvée en
rétablissant l’air écrit à l’origine
pour le premier interprète de Guglielmo et qui fut
remplacé par la suite car Mozart le trouvait trop long ;
rempli de métaphores littéraires et mythologiques
destinées à célébrer les qualités
hyperboliques des nouveaux venus, il est ici le prétexte
à un ballet des deux interprètes qui prennent la pose, y
compris celles dites plastiques des culturistes, et ce
théâtre dans le théâtre à la puissance
trois ou quatre est vraiment savoureux.
Pour en finir avec la
mise en scène, le travail demandé aux chanteurs ne les
contraint jamais, par exemple, de chanter les pieds au mur ; il
est vrai que le maître mot est : naturel. Et pourtant, que
d’art se cache dans la prestation du quatuor
d’amoureux ! Non que les rôles de Despina et de Don
Alfonso demandent peu d’efforts ; leurs interprètes
sont sans l’ombre d’un doute aussi efficaces que
souhaitable, et Carlos Chausson donne à Don Alfonso une touche
d’opportunisme qui fait du sage traditionnel un aventurier sur le
retour dont les mobiles sont peut-être moins nobles qu’il
ne veut le laisser croire. En somme, avec ses partenaires habituels,
Strehler a situé Cosi à Naples au XVIII°
siècle. De quoi faire s’évanouir tant de petits
maîtres d’aujourd’hui !
Honneur aux dames, Tamar
Iveri, qui nous avait séduit en Desdémona à
Orange, semblait un peu placide, au début, surtout auprès
d’une Dorabella vif-argent. Son physique pulpeux était-il
bien celui de la cérébrale, de celle qui va chercher le
plus longtemps à ressembler à l’image qu’elle
veut être ? Et puis ce qui nous semblait un handicap va se
révéler en fin de compte idéal pour le personnage,
dont la sensualité évidente finira par triompher de ses
dénégations. Pour le chant, cette Fiordiligi a dû
écouter souvent Schwarkopf ; qui le lui reprocherait ?
Ce n’est pas qu’il s’agisse d’imitation :
Tamar Iveri retrouve, face aux mêmes défis, les voies de
sa grande aînée. Pleine, souple, longue,
contrôlée, maîtrisée, sa voix surmonte comme
sans effort les écueils du rôle, et, l’actrice
s’étant animée rapidement, rend superbement
sensible la confusion de ses sentiments.
Sophie Koch est
intelligente, on le sait, et elle a fouillé le rôle de
Dorabella jusqu’à la plus petite inflexion. Parfaitement
à l’aise dans sa tessiture, elle fait un sort
délectable pour les auditeurs à ses morceaux de bravoure,
s’amusant probablement à chanter ces parodies
d’opera seria avec l’exaltation outrée qui les rend
comiques. Dans la scène où Guglielmo fait
l’article, elle se ploie en arrière pour échapper
au contact avec une souplesse d’odalisque, et l’air
satisfait avec lequel, dans la coulée du mouvement, au sortir de
la barque où elle est finalement partie pour Cythère avec
lui, elle se rajuste tout en marchant vers la coulisse est du grand
art. D’autant que ce personnage si prompt à obéir
à sa sensualité exigeante semble éloigné de
sa personnalité, certainement plus pudique.
Chez les amoureux,
commençons par la déception. Le rôle de Ferrando
est, sauf erreur, le plus aigu de tous ceux que Mozart écrivit
pour ténor. Tomislav Musek l’a interprété
avec succès à Florence et à Stresa. Sa prestation
ce vendredi ne nous a pas convaincu ; les aigus
n’étaient pas aisés et les demi-teintes
incertaines, comme si la voix échappait au contrôle. Ce
colosse un peu pataud, probablement parce que son personnage est le
moins futé des deux, participe de façon plaisante
à la comédie, par la maladresse avec laquelle il
s’efforce d’imiter les simagrées de son camarade
plus déluré ; malheureusement les airs si beaux qui
lui sont dévolus, en particulier sa cavatine de l’acte II,
qu’il chante seul en scène et où
l’interprète peut faire montre de sa sensibilité,
sont entachés par les difficultés vocales
signalées. Il semblerait que le ténor soit en fait
souffrant.
Guglielmo, en revanche,
trouve en Brett Polegato un interprète qui lui rend justice.
N’était l’impression fâcheuse
éprouvée durant la première scène de voir
un frère de Don Alfonso – qui, rappelons-le, n’est
pas de la prime jeunesse – il apparaît ensuite avec la
jeunesse adéquate à son personnage fougueux. Sa voix
sonore, docile et colorée, parfaitement projetée, se
promène sans faiblir sur tout l’étendue.
Auprès de l’imposant Ferrando, il apparaît comme le
coq dont on dit que les bons ne sont jamais gras, et joue le jeu de la
mascarade avec la suffisance désinvolte qui est la sienne,
jusqu’à ce que, son phénix devenu corneille, il
avoue être toujours épris, devenant par là, la
colère inutile surmontée, prêt à admettre
l’amère vérité.
Mais la musique ?
Elle est bien sûr l’essentiel ; c’est elle qui
fait vivre personnages et situations. Loin d’être de
qualité inférieure, comme l’affirmait Wagner, elle
est du rang des chefs d’œuvre qui la
précèdent et la suivent. D’Idomeneo aux Nozze et à Don Giovanni,
Mozart dispose d’une réserve de solutions techniques
qu’il emploie avec une science vertigineuse. Beaucoup passent
inaperçues. Il reste la diaprure d’une composition apte
à croquer malicieusement les bévues comme à
exprimer les aveux les plus intimes. La partition de Cosi est un
trésor d’inventions musicales grâce auxquelles les
fantoches prennent vie et sortent de l’ornière de la
tradition pour accéder à l’humanité.
C’est Mozart qui la leur donne, c’est lui qui fait
qu’au finale on ne juge ni les uns ni les autres, et qui nous
dispose à accepter nous aussi la leçon : pour ne pas
être malheureux, acceptons les autres comme ils sont, et
aimons-les pour ce qu’ils sont, ni anges ni bêtes .
Klaus Peter Flor est
apprécié au Capitole, où il est invité pour
la troisième fois. Sera-t-il permis de dire que sa direction ne
nous a pas enthousiasmé ? Après une ouverture tout
en contraste, « baroqueuse », il oscille entre
précipitation et ralentis excessifs qui mettent plus d’une
fois les chanteurs à la peine, d’autant qu’il semble
avare d’indications pour le plateau. Dommage, car dans la fosse
les pupitres rivalisent de musicalité et de virtuosité,
et envers et contre tout la musique caresse, sourit, exalte, enveloppe,
transporte, comble, enfin. Merci, cher Mozart !
A la fin du spectacle,
Sacha Guitry eût été heureux : il y eut
même ce silence dont il disait que « quand on vient
d’écouter Mozart, le silence qui suit est encore de
lui. » Puis ce furent de longs, très longs
applaudissements, comme fervents.
La ferveur, avant le spectacle, le chœur du Capitole l’infusa dans l’Ave verum corpus,
motet K 618 composé en juin 1791, qu’il interpréta
, massé sur la scène ouverte voilée par une gaze.
Nicolas Joël avait en quelques mots informé le public que
c’était le moyen choisi par le Théâtre pour
s’associer à l’hommage universel – qu’il
présenta comme un devoir moral – rendu à
l’artiste de génie né à Salzbourg un 27
janvier à huit heures du soir.
Maurice Salles
Notes
1. Cardillac (1926) et Le Nez (1930)
2. Nous faisons ici référence
aux définitions, certes restrictives mais suffisamment
éclairantes, qui voient dans l’opéra une
synthèse des arts et l’expression des passions par le
biais de la musique.
3. Cette production de l’ONP,
donnée salle Favart dans une production sans prétention
mais tout à fait réussie, réunissait des chanteurs
francophones sous la baguette exaltée de Claude Schnitzler.
4. Cf. en ces mêmes lieux les productions de Manon et de Don Quichotte.
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