Amateurs de voix profondes et chaudes,
nous vivons une époque bénie des dieux : les mezzos foisonnent,
les contraltos se font également moins rares et la richesse des
talents le dispute à la beauté des moyens. Bernarda Fink
n'est pas la plus médiatique ni, par conséquent, la plus
célèbre des mezzos, mais c'est une des artistes lyriques
les plus authentiques et les plus attachantes de ces vingt dernières
années. Ronde et remarquablement homogène, superbement timbrée,
sa voix est surtout dotée d'un grain émouvant qui exprime
tout le lait de la tendresse humaine. Si la nature fut généreuse,
la chanteuse l'est plus encore, alliant l'intelligence du coeur à
la musicalité des plus grands.
Le récital est cependant un
exercice difficile, particulièrement pour les artistes pudiques,
qui ne cherchent pas à plaire à tout prix. Débuter
avec Ariane a Naxos est rien moins qu'évident, a fortiori
lorsque
l'interprète n'a pas la vocalité brillante et le sens du
théâtre qu'exigent ces pages difficiles. Il y a deux ans,
Bernarda Fink confiait à Forum Opera son soulagement lorsqu'elle
apprit que la mise en scène d'Il Matrimonio Segreto monté
par le Théâtre des Champs-Élysées) et dans lequel
elle devait endosser le rôle de Fidalma, était confiée
à Pierre Audi : il ne lui avait pas demandé d'être
autre chose qu'elle-même et avait respecté ce qu'elle est
( Voir l'entretien accordé à
Mathilde Bouhon). En l'occurrence, elle semble trop entière pour
se faire violence et incarner l'amante rebelle et colère voulue
par Haydn, mais qui ne lui ressemble pas.
C'est encore et avant tout avec sa
personnalité qu'elle aborde le cycle de Schumann. La franchise et
la candeur de son chant épousent à merveille la ferveur de
certaines lieder (Er, der Herrlichste von allen ; Helft mir, ihr Schwestern),
même lorsque la nostalgie de l'innocence perdue tempère les
joies de l'amour (Du Ring an meinem Finger), mais l'artiste peine,
en revanche, à évoquer le trouble ambigu qui saisit la jeune
épouse (Süßer Freund, du blickest). Là
où les micros (Voir la
critique de son album Schumann), comme la caméra, permettent
d'aller plus loin dans le détail et les nuances, la scène
impose une autre projection et une attitude différente. Ce que les
Frauenliebe
und -leben peuvent perdre en finesse et en introspection, ils peuvent
aussi le gagner en relief et en force expressive, ce qui n'est pas le cas
ici, sauf dans le lied final (Nun hast du mir den ersten Schmerz getan),
plus investi dramatiquement.
Pour ouvrir la seconde partie de son
récital, Bernarda Fink n'a pas retenu le meilleur de Granados. De
surcroît, légères mais passe-partout, les Canciones
Amatorias exigent de l'interprète une humeur enjouée,
mutine, un tempérament plus extraverti qui font malheureusement
défaut au mezzo. Sa lecture sage, trop lisse, manque d'esprit et
de piquant. En revanche, la sensibilité de l'artiste s'épanouit
pleinement chez Rodrigo, en particulier dans Adela, une mélodie
sublime que la chanteuse a eu l'heureuse idée d'ajouter à
son programme. La soirée se poursuit sur un hommage à Joaquín
Nin-Culmell, décédé le 14 janvier dernier à
Berkeley. Ce pianiste et compositeur né à la Havane est le
frère d'Anaïs Nin qui, dans son célèbre journal,
l'appelle "l'ange Joaquín". Il étudia avec Manuel de Falla
et Paul Dukas avant d'explorer, en musicologue, le folklore espagnol. Dommage
que la chanteuse ne propose qu'El paño murciano, plutôt
fade et qui ne laisse pas un souvenir mémorable.
En récital, les bis réservent
parfois quelques moments de pur bonheur, comme si l'artiste se sentait
plus libre et ne songeait qu'à se faire plaisir. Bernarda Fink ne
s'en prive pas, qui nous offre une très belle chanson de son pays,
l'Argentine : chacun retrouve la lumière incroyablement douce de
ses aigus mezza voce, ces accents mélancoliques et irrésistibles
qui nous ont si souvent fait chavirer. C'est avec, enfin ! un véritable
sourire dans la voix et le geste vif que l'artiste reprend El sombrero
de tres picos de Manuel de Falla.
Bernard SCHREUDERS