UN
COURONNEMENT KITSCH, TOC ET CHOC...
Au début, les choses
s'annoncent plutôt bien, avec ce grand rideau de scène bleu
et or s'ouvrant sur le Prologue : Fortuna - Patricia Ciofi, étrange
et chauve dans une robe dorée et clinquante - et Virtù -
Anne-Sofie von Otter perruquée de blanc et vêtue d'une sublime
robe argentée style Renaissance, apparaissent dans une très
belle lumière bleutée. Leur jeu est un peu hystérique,
surtout celui de la Vertu, mais leur chant est superbe, en particulier
celui de von Otter, royale.
Apparaît l'Amour qui,
comme dans Semele l'an dernier est un gracieux petit marquis aux yeux bandés,
cette fois vêtu de noir, alors que l'autre était en rouge,
et plus joli. C'est charmant, mais un peu déjà vu...
Hélas, Fortuna, Amore
et Virtù s'éloignent à travers les panneaux mordorés
d'un assez beau décor laissant entrevoir une grande fesque où
un couple d'amoureux dénudés s'étreignent sous l'oeil
malicieux du petit dieu ailé. Et alors les choses se gâtent
sérieusement, surtout à l'arrivée d' Ottone en jeune
cadre dynamique portant un attaché-case et brandissant un pistolet.
A partir de ce moment, tout
bascule, et le spectateur va vite comprendre que la réussite d'Agrippina,
et même celle déjà plus modeste de Semele
ne va pas se reproduire. Dès lors, il se retrouve bombardé
d'images branchouillées mode, style télé-réalité
people,
qui font hélas son quotidien : la pub, les boys top model,
le showbiz, les débats en direct, les déclarations
d'amour par mobile interposé, l'atmosphère d'ennui des bars
"tendance", la drogue, le sexe, la violence, rien ne manque à l'inventaire.
Tout ce bric-à-brac
donne la fâcheuse impression que McVicar n'a pas de véritable
lecture de l'oeuvre, ni de projet d'ensemble, mais qu'il la traite comme
une succession de scènes de musicalou de cabaret dont le
but principal est de faire rire ou d'aguicher le spectateur à tout
prix, même quand cela est hors de propos...
Et là où Peter
Sellars par exemple propose une véritable vision artistique et une
conception souvent sociale ou politique, McVicar évacue toute émotion
et ne laisse que le vide.
En un mot, c'est une mise
en scène qui fait le trottoir et escamote la constituante fondamentale
de l'opéra baroque à savoir l'alternance harmonieuse du cocasse
et du sublime. Ici de sublime, il n'y en a point, ce qui fait que les moments
majeurs sur un plan dramatique : le premier duo Néron - Poppée,
la mort de Sénèque, le duo Damigella-Valletto, la scène
d'ivresse avec Lucano et l'extatique duo final sombrent tour à tour
dans la parodie inutile, la vulgarité crasse, le racolage et la
gratuité..
Qu'on en juge plutôt
par ces quelques exemples : Nerone, coiffé d'une perruque rasta,
est une sorte de junkie perpétuellement shooté portant tatouages,
jeans, santiags et accusant une démarche un peu chaloupée.
Quant à la malheureuse
Poppée, elle devient un mélange de midinette écervelée
et de femme enfant qui gambade, trépigne et court dans tous les
sens en nuisette ou en pyjama, dans des appartements kitsch décorés
tout en léopard, du rideau de scène aux coussins sans oublier
un ahurissant canapé en forme de serpent.
La nourrice Arnalta, sorte
de géante vêtue de rose, est un clone de Mrs Doubtfire, le
Valletto un rappeur de banlieue, la Damigella une pute, la douce Drusilla
une sorte de cruche, et Sénèque un pédant prétentieux.
Quant à la fameuse
scène de l'ivresse de Néron avec Lucano, à laquelle
participent également les gitons qui s'étreignent sur le
cercueil de Sénèque, elle fait irrémédiablement
penser à "Thriller", le clip de Michael Jackson, "All that jazz"
de Bob Fosse pour le côté comédie musicale, et "Entretien
avec un vampire" pour le côté "gay pervers".
Seule, épargnée
par on ne sait quel miracle, par ce jeu de massacre en règle, émerge
la noble et superbe Ottavia, habillée d'une somptueuse robe de soirée
noire très "années cinquante" et ensuite successivement de
deux magnifiques tailleurs, parée de bijoux en strass et artistiquement
maquillée, et dotée d'une gestuelle élégante
et expressive.Comme un ilôt de beauté et de poésie
dans un fleuve de boue...
Je pourrais encore mentionner
la scène de la mort de Sénèque, transformée
en débat télévisé avec écrans vidéo,
et celle de l'accusation de Drusilla où l'on voit les infos de CNN
passer et repasser en boucle, le numéro de "drag queen" digne de
chez Michou, d'Arnalta en rose fuschia levant la jambe sous la "poursuite"
des projecteurs et garder pour la bonne bouche le dernier duo où
l'on voit Poppée et Néron, transformés en sapins de
Noël (ça tombe bien, les fêtes approchent) avancer du
fond de la scène et descendre l'escalier comme dans le final d'un
show...
On est bien loin ici des
mises en scène de Ponnelle, Bondy et de celle, pourtant éreintée
par une partie de la critique, de Klaus Michael Grüber en 1999 à
Aix, totale antithèse de celle-ci, spectacle épuré
et transcendé, où von Otter/Néron et Delunsch/Poppée
nous offrirent, dans la magie de la nuit aixoise, un des plus beaux "duo
final" jamais vu et entendu...
Dieu merci, au Théâtre
des Champs-Elysées, si ce que l'on voit fâche quelque peu,
ce que l'on entend vous réconcilie, même partiellement, avec
l'Opéra et Monteverdi...
En tête l'Ottavia de
von Otter, qui, délaissant le costume de Néron (Aix en 1999)
retrouve le rôle qu'elle enregistra, déjà magnifiquement
sous la direction de Gardiner, il y a quelques années. Totalement
investie et habitée, elle est un modèle de déclamation
baroque dont, à vrai dire, elle est une grande spécialiste.
La prosodie monteverdienne où la phrase musicale est totalement
assujettie au texte, et inversement, n'a visiblement plus de secret pour
elle. Très en voix, elle fait montre, comme toujours d'un art consommé
de la coloration et de l'expression. Sa tenue en scène est admirable
de dignité et de théâtralité et elle porte ses
magnifiques costumes comme personne. Tout au plus pourrait-on reprocher
à son interprétation de se situer plus souvent dans le registre
de la véhémence et de la colère que dans celui de
la déploration et de la douleur, ce qui donne à son incarnation
quelque chose d'un peu hystérique. Sans doute, David McVicar n'est-il
pas étranger à ce travers, qu'on peut regretter quand on
songe à ce que faisait à Aix du rôle d'Ottavia la formidable
Lorraine Hunt, incandescente de souffrance et de désolation.
Patrizia Ciofi possède
une jolie voix ronde, lumineuse et fruitée, une allure gracieuse
et juvénile, mais a beaucoup de mal à faire exister son personnage
insignifiant et touchant de baby doll attardée. On a peine à
voir en elle cette créature ambitieuse et redoutablement persuasive
qui parviendra à ses fins et vaincra tous les obstacles.
De même, Anna Caterina
Antonnacci, si belle et si féminine dans les Troyens au Châtelet
n'arrive pas à rendre crédible l'improbable Néron
que lui demande McVicar. et cherche souvent à vouloir faire "virile"
alors qu'en fait l'empereur était un monstre d'ambiguité.
Elle possède une voix efficace , certes, mais un style de chant
plutôt "brut de décoffrage", sans grande nuance ni coloration,
avec une fâcheuse tendance à poitriner les graves et à
grossir certains traits, ce qui évoque plus le vérisme que
chant baroque de cette époque. Gageons qu'elle sera sans doute bien
plus à sa place dans le rôle de Poppée en janvier 2005.
Cependant, elle et sa compatriote
Ciofi font montre, dans leur langue maternelle, d' une diction plus floue,
moins projetée et moins précise, surtout, que celle de von
Otter, pourtant Suédoise, mais il est vrai très rompue à
ce genre de répertoire. ...
Lawrence Sazzo possède
toujours les qualités qu'on lui trouva dans Serse l'an dernier,
dommage que son "look" de golden boy maniant avec maestria le téléphone
mobile parvienne difficilemenl à faire croire à son personnage
d'amoureux transi. Heureusement, René Jacobs a rétabli dans
son intégralité la partition de son rôle, souvent amputé
dans d'autres versions.
On peut saluer Dominique
Visse, qui, comme toujours, est absolument inénarrable en nourrice
d'Ottavia façon "bourgeoise coincée ravagée par le
démon de midi" d'une étourdissante drôlerie où
pointe - et c'est tout l'art de ce chanteur exemplaire - un soupçon
de mélancolie et de réserve...
Tom Allen est bien truculent
en Arnalta mais manque d'émotion dans l'air sublime du songe de
Poppée où Jean-Paul Fauchécourt à Aix était
bien plus convaincant...
Malgré le traitement
qu'on fait subir au philosophe et homme d'état, Antonio Abete reste
digne et bien chantant en Sénèque, bien que certains de ses
graves soient parfois difficiles.
Une mention pour la touchante
Drusilla de Carla di Censo et le gamin effronté et très "accrocheur"
d'Amel Brahim-Djelloul dans le double rôle d'Amore et de Valletto.
Enfin tous les autres rôles
sont très bien tenus, tant sur le plan scénique que vocal
et on peut remercier tous les artistes de leur performance et de leur endurance
pendant ces quatre longues heures d'un spectacle on ne peut plus imparfait
où, von Otter exceptée, leur ego dut quelque peu être
mis à mal .
Curieusement, le Concerto
Vocale dirigé par René Jacobs nous a semblé fluide,
joli, gracieux et attentif aux chanteurs, mais comme en sourdine, absent,
et peu concerné par ce qui se passait sous ses yeux...
Sincèrement, compte
tenu du contexte, on peut être tenté de le comprendre...