Au sein d'une saison prolixe en chefs-d'oeuvre
haendéliens, Agrippina
avec Jacobs, Serse avec Christie,
Siroe
et autre Messiah, Semele a retenu toute l'attention de la
capitale au Théâtre des Champs-Élysées en cette
première quinzaine de février.
Depuis une certaine production d'Ariodante
qui fit date à Poissy, l'association Haendel - Minkowski fait toujours
figure d'événement. Si le miracle n'opère pas toujours,
il faut reconnaître les affinités certaines du chef avec ce
répertoire, sa capacité à imposer une griffe personnelle
à laquelle chacun s'identifiera ou non et, davantage encore, l'intelligence
avec laquelle il réunit autour de lui et de sa fabuleuse phalange,
une équipe de chanteurs acteurs de tout premier plan.
La mise en scène de David Mc
Vicar, sans être révolutionnaire ou particulièrement
imaginative, s'avère efficace et sa sobriété guide
l'auditeur dans sa compréhension du parcours affectif et psychologique
des différents personnages, quitte à friser parfois le stéréotype.
Les décors en hémicycle épuré, les lumières
savamment dosées, recentrent encore le débat sur les chanteurs
et leur capacité narrative et émotionnelle.
Jupiter (Richard Croft) et Semele
(Annick Massis)
© Alvaro Yañez
La confrontation entre la langue anglaise
et les formes musicales italiennes s'avère ici plus que jamais palpitante
et la partition de Semele, qui ne partage pourtant pas la médiatisation
mélodique d'un Giulio Cesare ou d'une Alcina , regorge
de trésors. En particulier pour le ténor et la première
soprano, leurs parties vocales illustrant l'étendue du bagage technique
que doit maîtriser un brillant "belcantiste" baroque. Art du recitativo,
legato, canto spianato, elegiatico, coloratura di forza, mezza voce,
rien ne semble épargné aux titulaires sur qui reposaient
la soirée.
Nous avons assisté à
la dernière représentation, prise de force par le "Tout Paris"
mais également par un jeune public très nombreux venu se
consoler de Capuleti e I Montecchi peu rassasiants, à quelques
quartiers de là...
David Pittsinger met au service de
Cadmus des qualités de timbre et de phrasé très agréables.
Sa caractérisation du père voit s'allier un grand professionnel
et un parfait styliste de ce répertoire qu'il promène aux
quatre coins de la planète. Si on salue sa prestation paternelle,
on est enthousiasmé par sa créativité tant vocale
que scénique dans un irrésistible Somnus. L'instrument littéralement
transcendé car, de toute évidence, ce personnage amuse Pittsinger,
se colore, se diversifie et l'on touche là à un des moments
d'états de grâce et de pleine connivence entre l'orchestre
et le plateau.
Notre idéal dans le rôle
d'Ino, la soeur de Semele, demande un autre poids vocal et une réelle
capacité à varier l'accent et la prosodie haendélienne.
Force est de reconnaître que sans posséder un mezzo des plus
typés et chatoyants, Charlotte Hellekant prend pleinement sa place
au fur et à mesure de la représentation, avec une exacte
connaissance de ses moyens et une musicalité scrupuleuse.
Iris (Claron Mc Fadden) et Junon
(Sarah Connoly)
© Alvaro Yañez
La redoutable partie de la Reine des
Dieux, Juno est défendue valeureusement par Sarah Connolly.
A l'image d'une Bradamante (Alcina),
Juno est un rôle impossible vocalement, doté d'une tessiture
très centrale qui ne permet aucun élan libératoire
pour la cantatrice, encore moins à ce diapason. De plus, le rôle
demande un véritable contralto coloratura alla Podles
et nombre de spectateurs avaient certainement encore en mémoire
le Hence , hence, Iris hence away de Marilyn Horne ... Conolly n'est
pas soutenue par Minkowski, notamment dans cette page célèbre.
Ce dernier fait le choix d'un tempo inhumain ayant pour seul effet de flatter
les cordes de la phalange. La soliste n'a d'autres ressources que de survoler
les vocalises serrées, voulues di forza et d'effleurer un
texte pourtant écrit au vitriol, ayant à peine le temps d'asséner
ici et là un accent tonique de bon aloi. Sarah Conolly est une belle
musicienne, intègre, ses couleurs très anglaises sont parfois
avares, mais c'est surtout le monolithisme du personnage qu'elle campe
qui déçoit un peu. N'y a-t-il rien d'autre à proposer
dans Juno qu'une mégère "non" apprivoisée, virago
virevoltant - dans une superbe robe aux mille yeux de plumes de paon, certes
- ersatz d'Andora échappé de "ma Sorcière bien-aimée"
? Le metteur en scène a sa part de responsabilité dans ce
choix facile.
Nous avons été subjugué
par l'Iris de Claron Mc Fadden, d'une réelle beauté , superbement
vêtue et usant, à défaut d'une grande voix, d'un instrument
ravissant sur tout son ambitus et merveilleusement employé tant
vocalement que musicalement. Scéniquement, elle se montre d'une
rare intelligence et d'une connivence de tous les instants avec sa Maîtresse.
Stephen Wallace ne semblait pas très
concerné par sa partie vocale, nous l'étions encore moins
au fil de sa prestation. Palot et falot, dans tous les sens du terme, il
a au moins le mérite de rendre plausible le désir de notre
Semele d'aller lutiner sous des cieux plus divins. Andrew Tortise nous
gratifie d'un joyeux numéro de trapèze (censé nous
rappeler la nature divine d'Apollon ?...) qui nous a juste fait sourire
et ramené à nos souvenirs d'enfance de la Piste aux Etoiles.
Au-delà, il rend honnêtement compte d'un rôle dans lequel
il ne peut toutefois s'épanouir.
Semele (Annick Massis), Ino (Charlotte
Hellekant) et Cupido (Marion Harousseau)
© Alvaro Yañez
Plus intéressante, nous paraît
la prestation de Marion Harousseau. Cette toute jeune artiste dévide
le fil rouge de la soirée, à l'image de son costume d'un
éclatant carmin. Amour aveugle toujours, cruel souvent, déçu
et abandonné encore davantage. Marion Harousseau a de toute évidence
accès à des sphères musicales très hautes où
sa nature scénique et sa forte personnalité semblent avoir
été remarquées. Il nous semblerait prudent que cette
jolie - mais courte - soprano ne perde pas de vue et d'oreille que son
instrument demande encore bien des soins et du travail purement technique.
Son intelligence de la scène lui permet de faire oublier des sonorités
parfois bien curieuses, voire des manières de procéder peu
orthodoxes. Je dirai même mieux ou pire, elle arrive à
se servir de cela pour renforcer et crédibiliser un personnage.
Personnellement, nous n'avons pas cautionné tout son jeu de scène,
mais il faut la créditer d'une réelle capacité narrative,
actionnant les fils de toutes les marionnettes touchées par ses
traits. L'émotion sera même au rendez-vous. Une cantatrice
à suivre.
Richard Croft offre de très
grands moments lors de cette soirée, le rôle du roi des dieux
lui sied avant tout pour des qualités de timbre rares dans ces emplois.
Il ne se départira jamais de la rondeur de son émission vocale
quels que soient la tessiture, le caractère ou l'écriture
à défendre. Son jeu d'une grande noblesse et servi par une
économie efficace des gestes définit à merveille son
Jupiter ... Il est le premier à rendre pleinement justice à
l'écriture typique de Haendel, son art des récits et du récit
est très appréciable, notamment lorsqu'il crée des
moments d'urgence ou d'attendrissement. Sa virtuosité rend justice
à la colère du roi de l'Olympe contre l'impudence et l'imprudence
de Semele. Son art de vocaliser à la fois scrupuleux et entier donne
vie au sentiment exprimé dans ses traits à la faveur d'une
très belle émission supportée par un appoggio
remarquable. Après avoir énoncé la partie A de son
Where'er
you walk avec une morbidezza incroyable en termes de couleur
et de poétique, Croft énonce à nouveau son thème
au da capo avec pour seule variation l'audace de chanter en demi-teintes
toute sa reprise ... L'effet est saisissant et d'une rare virilité
tant l'artiste soutient son propos et le nourrit en chaque mot à
fleur de lèvre. Le public se surprend à ne plus respirer
pour que rien ne vienne rompre le silence très musical qui a suivi
cet instant magique... Si Semele n'accèdera jamais au divin, on
s'émeut de l'humanisation de Croft qui, contre son gré, doit
punir "le péché d'orgueil" de la mortelle, faute par excellence
de la culture grecque. En cela aussi la palette émotionnelle de
Croft est remarquable.
La triomphatrice de la soirée,
avec les Musiciens du Louvre-Grenoble, fut l'immense Annick Massis. Une
prise de rôle parmi d'autres au cours de cette saison très
riche (Alphise des Boréades, Matilde di Shabran, Violetta,
sans compter les enregistrements d'Elvida et de Francesca di
Foix de Donizetti pour Opera Rara...).
Grand retour au baroque pour celle
qui se définit depuis plusieurs années comme une très
grande belcantiste en progrès constants. Ce qui frappe chez elle
quand on connaît ses emplois actuels, c'est la manière, très
instrumentale, dont elle plie sa voix aux critères de style mais
aussi et surtout aux exigences psychologiques du rôle. Ce travail
ne renie en rien la qualité de timbre rare et typique de cette cantatrice.
L'émission est d'une grande liberté, première arme
d'une émotion constante, et gravit allègrement les sphères
jusqu'au contre-mi. La Semele d'Annick Massis n'a pas besoin de Jupiter
pour accéder au rang de divinité. Minkowski n'ayant rien
épargné à sa titulaire, la Massis affrontant crânement
da capo, variations et autres cadences, généralement avec
des tempi que nous avons parfois trouvés inutilement excessifs
et sans intérêt proprement musical.
Nous pourrions décortiquer la
leçon de vrai bel canto d'Annick Massis dans ses nombreuses arie
(leçon de legato dans le O sleep, why, art des couleurs
et pyrotechnie du Myself I shall adore, inhumaine tenue du souffle
et coloratures dans le No, I'll take no less), mais nous lui sommes
davantage reconnaissant de la leçon d'humilité et de simplicité
qu'elle offre, car il n'y a jamais rien de démonstratif dans son
art qui culminera dans une mort très émouvante et... humaine.
Si nous demeurons pantois d'admiration devant l'exploit vocal déployé
avec un tel naturel, nous sommes d'abord séduit par la lasse innée
qui rayonne de cette femme dès qu'elle entre en scène, l'esprit
d'équipe qui l'anime en chacune de ses interventions et sa capacité
à colorer le mot, sculpter le son afin de le rendre encore plus
vrai et plus simple.
Philip T. PONTHIR