LES KILOMÈTRES CHANTEURS
Oeuvre sans doute la plus "humaine"
de Wagner (par son sujet sinon par ses dimensions), Les Maîtres sont
probablement aussi l'opéra de Wagner le moins prédestiné
à triompher lors d'une exécution en version concert.
La présente représentation
vient balayer nos appréhensions, grâce à une mise en
espace très intelligente et très vivante. Quelques éléments
de mobilier suffisent à recréer une scène, les interprètes
sont bien dirigés et même les choeurs participent à
l'action, notamment dans la scène finale où ils accueillent
les Maîtres par des applaudissements, des rires ou des quolibets.
Seul bémol, le programme ne mentionne pas l'auteur de ce travail
extrêmement professionnel et bien supérieur à certaines
productions "pour de vrai".
On n'en reste pas moins confondu que
l'Opéra de Paris "n'ait pas les moyens d'une production des Maîtres
Chanteurs (déclaration d'Hugues Gall en mars 2003), quand on
songe que ce même théâtre accueille deux productions
différentes de La Flûte Enchantée, envisage
une nouvelle production de Katya Kabanova quoique la production
actuelle soit une réussite, ou qu'il a dépensé des
sommes folles pour monter un Guerre et Paix qui ne restera pas au
répertoire...
Des théâtres parisiens
aux budgets plus modestes ont pourtant relevé le défi (le
Théâtre des Champs-Élysées en 1983 avec Theo
Adam ou, plus récemment, le Châtelet avec José van
Dam) et l'oeuvre est au répertoire des grandes salles internationales.
Passons ...
Suite à des problèmes
vocaux, que nous avions été parmi les premiers à signaler
dans notre critique de son Walther new-yorkais,
Ben Heppner avait choisi d'interrompre sa carrière durant plusieurs
mois. Cette série nous permet de le retrouver, non pas au sommet
de ses moyens, mais dans une prestation de grande classe.
Au premier acte, une attaque aiguë
un peu scabreuse nous fait craindre le pire : fausse alerte, Ben Heppner
arrivera sans encombre au bout de ce rôle meurtrier. Le volume vocal
est un peu plus faible que par le passé, le timbre s'est un peu
éclairci, le style et l'engagement demeurent incomparables : Heppner
reste un des plus grands interprètes du rôle même s'il
est cette fois sensiblement inférieur à lui-même.
Lors de son retour sur scène
à l'occasion des Troyens au Metropolitan, Heppner était
apparu littéralement méconnaissable en raison de son amaigrissement
: sans avoir retrouvé ses rondeurs, l'artiste s'est un peu remplumé
; reste à espérer que ce yoyo calorique n'aura pas trop d'influence
sur sa voix.
A ses côtés, Anja Harteros
est une Eva convaincante par son engagement (un peu comme Mattila), capable
de colorer sa voix avec justesse ; même si le timbre ne fait pas
l'unanimité, elle emporte l'adhésion.
Toby Spence est la véritable
révélation de la soirée : son David est tout bonnement
exceptionnel d'ardeur et de juvénilité. L'effet théâtral
est renforcé par une tenue scénique qui rappelle Stan Laurel
tant par la coupe de cheveux que par le costume un peu étriqué
; si c'est fait exprès, c'est parfait !
Je ne suis pas un adorateur inconditionnel
de Nora Gubisch (il y en a) ; je dois pourtant reconnaître que son
Eva est non seulement ce que j'ai entendu de mieux de sa part, mais qu'elle
est aussi excellente dans l'absolu : diction et intonation sont remarquables,
évitant le piège classique qui consiste à "sur-dire"
le texte.
Le rôle de Veit Pogner va comme
un gant à Kristinn Sigmundsson : chez lui comme chez tous les "petits"
maîtres, on retrouve ce mélange d'élévation
et de bonhomie "populaire" qui rend cette oeuvre inclassable.
J'avais signalé le Pizarro
de grande classe de Eike Wilm Schulte lors d'un Fidelio
milanais, ce chanteur m'étant relativement obscur : dans le
registre comique cette fois, son Beckmesser est tout simplement irrésistible
de drôlerie, tout en restant parfaitement chanté. Il ne lui
manque qu'un physique un peu plus avantageux (Cf. Thomas Allen à
New-York par exemple), pour en faire un amoureux crédible.
Douche écossaise avec le Sachs
de Jan-Hendrik Rootering, véritable somnifère vocal. Quel
gâchis d'avoir proposer ce rôle central à un artiste
(estimable dans des rôles moins exigeants) incapable d'en assurer
la dimension !
Totalement dépourvu de la moindre
expression faciale des sentiments, ne bougeant que le strict nécessaire,
Rootering évoque un cachalot autiste et ensablé (à
des moments, on croit même qu'il dort, notamment lorsqu'il est assis
à son établi). Débit uniforme, coloration absente,
timbre passe-partout, puissance à l'économie, il ne se réveille
qu'à la scène finale, gagnant ses applaudissements à
l'usure du public.
James Conlon fait craindre le pire
au démarrage avec une ouverture proprement nullissime. Comment peut-on
arriver à faire sonner l'orchestre aussi "plat" dans une page aussi
brillante ? Mystère.
La suite est d'un autre niveau, en
tout cas plus contrastée : les passages élégiaques
(par exemple le quintette) sont rendus à merveille, l'orchestre
déployant toutes ses nuances dans un raffinement de couleurs ; les
passages plus vifs nous ramènent au Conlon excessivement métronomique
et confondant "bruit" et "tension".
A ces réserves près,
une très belle soirée à laquelle n'aura manqué
qu'un Sachs digne de ses partenaires pour être exceptionnelle ; dommage
et prévisible ; dommage car prévisible.
Placido CARREROTTI