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COLOURS OU RACINE CHEZ HELZAPPOPIN
Après l'effervescence de la
"Grosse Nachtmusik" du 3 septembre 2005,
en plein centre historique, c'est un virage à 400° que doit
opérer le spectateur pour se rendre à cette première
représentation de Mitridate, re di Ponto au BLG Forum, situé
en dehors de la ville, dans une friche industrielle. Il s'agit en fait
d'un des anciens ports de Brême reconverti en lieu "alternatif" assez
branché, pourvu des cafés et restaurants adéquats.
Le temps toujours radieux autorise une arrivée très en avance,
propice à l'exploration et à la découverte. Certes,
le cadre, assez étrange, est impressionnant et ressemble à
un décor de théâtre. Dans les anciennes maisons des
ouvriers qui autrefois y travaillaient, s'est installé le "Musée
du Port" et l'un des restaurants, "Speicher XI". La visite du musée
a quelque chose de poignant et de nostalgique, car on y a reconstitué
l'atmosphère du port avec ses bruits, ses objets de tous les jours,
et aussi les métiers, aujourd'hui disparus, des gens qui le maintenaient
en activité. Les portraits des anciens marins sont très émouvants,
et l'édifice, qui accueille aussi des expositions artistiques temporaires,
particulièrement superbe de proportions.
Le Speicher XI
On ne peut pas en dire autant, par
contre, du "BLG Forum". L'extérieur, une bâtisse en briques
un peu massive, passe encore à peu près, mais l'intérieur
ressemble à un entrepôt désaffecté, assez laid
et sommairement restauré, comme inachevé, doté de
sièges en plastique plutôt inconfortables. Par contre, la
structure en gradins permet une bonne vision de la scène, même
du fond de la salle, et l'acoustique en est très acceptable, à
défaut d'être aussi formidable que celle de Die Glocke.
Dans le passé, des metteurs
en scène d'opéra comme Giorgio Strehler, Jean-Pierre Ponnelle
ou plus récemment Patrice Chéreau, Olivier Py, André
Engel, ont fait l'actualité de cette rentrée, ayant constamment
à l'esprit le théâtre - ce sont d'ailleurs souvent
avant tout des "hommes de théâtre" - à savoir le texte,
son sens et la chair de l'acteur ou du chanteur qui les porte.
Et puis il y a les autres, pour qui
la "chose théâtrale" est quelque part inutile, voire démodée,
floue, incertaine, prétexte avant tout à l'expression de
leur ego surdimensionné. Pour ceux-là, peu importent la caractérisation
des personnages, la dramaturgie, le sens du texte et de la musique, la
force du verbe, le déroulé de l'action, etc. Ils n'ont cure
de tout ce qui fait le théâtre, justement, et y substituent
une série de "visions", de gadgets, sinon de gags, d'images plus
ou moins "chic et choc", soucieux avant tout de faire "mode" plutôt
que sens, en un mot privilégiant ce qui se voit plutôt que
ce qui se trouve derrière les apparences.
D'où une vague déferlante
d'aberrations diverses, à son apogée cet été
pendant le dernier Festival d'Avignon, à cet effet exemplaire, où
l'on vit pour une fois le public réagir violemment contre cette
"dictature de l'image" à laquelle Régis Debray consacra un
essai qui, il y a quelques années, fit beaucoup de bruit.
Mauvaise pioche pour ce Mitridate
issu du dernier Festival de Salzbourg, et repris en 2006 pour l'année
Mozart : le metteur en scène Günter Krämer fait partie
de la deuxième catégorie.
L'idée d'entrée est plutôt
bonne, mais comme souvent les prétendues bonnes idées, elle
dégénère rapidement et ne tient pas sur la durée.
Jugez plutôt : deux scènes superposées se présentent
au spectateur ; la première au niveau du sol, la seconde, placée
environ une dizaine de mètres au-dessus, où est posé
un grand miroir en plan incliné, lequel montre, à l'envers,
donc, un sol en plancher recouvert de terre noire. Une dizaine de personnages,
vêtus de costumes dix-huitième rouge vif, emperruqués
de blanc, semblent comme surgir des profondeurs, reflétés
par le miroir. Ils gesticulent, s'agitent et glissent sur les mottes de
terre avec une sorte de jubilation un peu iconoclaste. L'effet est plutôt
saisissant, original, "renversant" pourrait-on même dire, mais il
convient cependant de souligner que tout se passe pendant l'ouverture qui,
ainsi que chacun le sait, est désormais considérée
comme une chose inutile, qu'il faut "meubler" sous peine de sombrer dans
un ennui profond.
Las, lorsque les protagonistes de l'opéra
entrent en scène - celle du bas - devant des panneaux blancs où
s'inscrit la phrase "Mitridate è morto" (ce qui s'appelle "annoncer
la couleur"), les choses se gâtent très sérieusement.
Sifare et Farnace, les deux frères rivaux, sont représentés
comme des collégiens très british - blazers et culottes courtes
- qui font de la gymnastique et jouent à la marelle en se chamaillant.
© DR
Aspasia, elle, est une plantureuse
créature blonde - bustier et jupe en tulle rouge, talons aiguille,
genre "Marylin ratée" ; Ismene, vêtue d'un faux tailleur Chanel,
fait penser à une secrétaire de direction des années
cinquante ; Mitridate arbore une tenue kaki style "George Bush de retour
d'Irak". On s'interroge par ailleurs sur la signification d'une phrase
fluorescente et en arabe qui surplombe les deux scènes. Une allusion
à la guerre en Irak ? Pitié, non ! Et tout sera à
l'avenant. Citons pêle-mêle quelques exemples : pendant l'air
superbe de Farnace, "Venga pur minaccia", les figurants en rouge du début
se retrouvent déguisés en athlètes shintoïstes
vêtus de blanc qui se livrent à des mouvements de gymnastique
(la chorégraphie ? ! ?) et glissent sur les mottes de terre dont
ils se bombardent à l'occasion, façon bataille de boules
de neige. Ceci, bien entendu, détourne l'attention du public de
la musique et déclenche son hilarité. Idem, lorsque, plus
tard, Mitridate arrive en tenue de combat - toujours alla Bush - l'air
menaçant, avec une hache à la main.
Plus tard encore, on voit Ismene monter
sur la scène du haut pour se livrer à une glissade façon
toboggan sur les mottes de terre. J'avoue que le sens mystérieux
de cette action m'a échappé, tout comme cette manie de contraindre
les chanteurs à grimper sur des grilles, puis à jeter leurs
chaussures une fois arrivés au sommet, pour enfin les pousser à
chanter dans cette position. Cette "mise en danger" à la fois vocale
et physique n'apporte bien évidemment aucun élément
nouveau à l'action, mais s'inscrit dans la gratuité et la
vacuité caractéristiques de cette "vision".
Tout cela, il faut bien l'avouer, a
un relent de "déjà vu" : chez Mac Vicar - en moins kitsch
-, chez Sellars - en moins réussi - et avec moins de brio. Quelques
images choc, quelques "idées", ne font pas une lecture de ce génial
opera seria, composé par un Wunderkind âgé de quatorze
ans et qui annonce déjà, par sa structure et la force de
ses personnages, Aspasia en tête, les fureurs et les égarements
d'Idomeneo et de La Clemenza di Tito.
© DR
Certes, le décor est astucieux,
certes, les couleurs sont surprenantes, mais on cherche désespérément
des éléments de cohérence par rapport à une
oeuvre qui, bien que dite "de jeunesse", est loin d'être mineure.
La caractérisation des personnages, réduits à l'état
de marionnettes, est quasiment inexistante, l'émotion absente, sauf
peut-être au moment de la mort de Mitridate, où l'image du
Roi, renvoyée par le miroir, le montre allongé sur le plancher,
comme crucifié - ceci rappelant la scène finale de la géniale
mise en scène de Sellars pour Theodora
de Haendel à Glyndebourne. On a envie de conseiller à Günter
Krämer, soucieux peut-être de nous faire croire que Mitridate
est un opéra bouffe, d'abandonner la mise en scène et de
se reconvertir dans l'art contemporain, où, sans doute, son utilisation
des couleurs primaires et des éclairages fluo ferait merveille.
Il ne faut pas oublier que pour Mitridate, nous possédons
des références prestigieuses : la fameuse mise en scène
de Ponnelle (qu 'est-ce qu'il doit rigoler, Jean-Pierre, sur son petit
nuage, en voyant tout cela !) pour le Festival de Schwetzingen en 1983,
dont il tirera un film tourné au Teatro Olimpico de Vincenze. Et
puis la somptueuse production japonisante de Graham Vick au Covent Garden
(1993) avec Luba Organosova (Aspasia) et Ann Murray (Sifare), une autre
production de l'Opéra de Lyon avec la formidable Yvonne Kenny en
Aspasia et Rockwell Blake en Mitridate (1986), etc.
Dommage, donc, pour cette mise en scène
ratée, d'autant plus que, mis à part quelques réserves,
la réalisation musicale, elle, est digne d'éloges, et fait
regretter qu'on ne l'ait pas donnée au Glocke en version de concert.
Un reproche, cependant, avant les lauriers
: pourquoi Minkowski a-t-il tailladé la partition de manière
aussi drastique, sabrant de nombreux récitatifs et surtout des airs
non négligeables de Mitridate et d'Ismene ? Ceci va sans doute dans
le sens de la "dramaturgie" voulue par Krämer, mais ajoute à
l'incohérence du propos. En mars 2000, au Théâtre du
Châtelet, Christophe Rousset nous avait livré une version
bien plus complète et respectueuse de l'oeuvre, qui totalisait,
certes, plus de trois heures de musique. Il est vrai aussi que le metteur
en scène en était alors Jean-Pierre Vincent, un autre "homme
de théâtre", dont le but principal n'était certainement
pas de réécrire le livret.
En dépit de ces coupures, il
faut bien reconnaître que la direction de Minkowski, malgré
quelques brutalités dont il est coutumier, se révèle
de très haute tenue et que, comme toujours, il est un accompagnateur
idéal pour les chanteurs. Il est vrai que Mitridate sied
plutôt bien aux "baroques" lesquels, par contre, se cassent souvent
les dents sur les oeuvres de la maturité, en particulier la Trilogie
da Ponte et La Flûte Enchantée.
En tête de la distribution, il
convient de saluer Netta Or, qui possède toutes les qualités
nécessaires pour tenir le rôle d'Aspasia : voix corsée
et chaude, quasiment dramatique, véhémence, colorature facile.
Bejun Mehta, dont on ne vante plus les évidentes qualités,
la suit immédiatement dans le palmarès (on se souvient de
son formidable Ptolémée dans Jules César) : autorité,
musicalité, très forte présence scénique; malgré
le jeu caricatural qu'on lui impose, il parvient - ô combien - à
passer la rampe. Il est talonné de près par le Sifare de
Miah Persson, d'une grâce et d'une musicalité rares, même
si son timbre de soprano clair, idéal pour la Sophie du Chevalier
à la Rose, paraît un peu léger pour ce rôle,
tenu au Châtelet par Barbara Frittoli, formidable, et au disque,
avec le même Rousset, par Cecilia Bartoli.
© DR
Au début de la représentation,
Richard Croft nous a semblé en petite forme ; il faut dire que l'air
d'entrée de Mitridate, "Se di lauri il crine adorno", crucifiant
par sa difficulté, en a fait s'époumoner plus d'un. Cependant,
au fil de l'action, il s'améliore, et son style, sa prestance, sa
personnalité si particulière, font le reste.
Malgré un timbre toujours un
peu "vert", Ingela Bohlin ne démérite pas en Ismene, et Andrew
Tortise - Marzio - ainsi que Pascal Bertin - Arbate, sont irréprochables.
Le public très enthousiaste
fait un triomphe aux protagonistes de cette soirée, globalement
satisfaisante sur le plan musical, malgré une production particulièrement
"polluante".
En conclusion, bilan très positif
pour ce week-end musical à Brême, situé entre tradition
et modernité, ensemble d'émotions savamment contrastées.
Juliette BUCH