ORPHEE,
ENVERS ET CONTRE TOUT
Certains lecteurs et mélomanes
qui, fin juillet 2002, lors du Festival de Radio France et Montpellier,
avaient assisté au Rinaldo
de Haendel dirigé par René Jacobs, ont conservé sans
aucun doute un souvenir on ne peut plus mitigé de la mise en scène
venue des "Innsbrucker Festwochen".Il faut dire que le tandem Lowry/Hosseinpour
n'y était pas allé de main morte ! Notre collègue
Christian Peter avait eu du mal à s'en remettre et, très
franchement, il y avait de quoi !
L'année suivante, les deux compères
devaient récidiver en s'attaquant au légendaire Orphée,
un des grands chefs-d'oeuvre du répertoire, dont Gluck fit, en quelque
sorte, l'emblème de sa grande réforme de l'opéra.
En fait, il en existe trois versions "légitimes" : celle de Vienne,
créée en 1762 avec le castrat Gaetano Guadagni dans le rôle-titre,
sur le livret italien de Calzabigi ; celle de Paris, dédiée
à la Reine Marie-Antoinette, créée en 1774 sur le
livret français de Moline et composée pratiquement sur mesure
pour le célèbre ténor Joseph Legros, qui possédait
des qualités vocales exceptionnelles ; et enfin celle de Berlioz,
également en français, remaniée par le compositeur
avec l'aide du jeune Camille Saint-Saëns et créée en
1859, également à Paris, au Théâtre Lyrique,
par la grande Pauline Viardot à laquelle elle était tout
spécialement destinée.
C'est donc cette dernière version
que le tandem mit en scène pour l'Opéra de Munich. La première
eut lieu le 20 octobre 2003, déjà sous la direction d'Ivor
Bolton, avec une belle distribution : Vesselina Kasarova (Orphée),
Rosemary Joshua (Eurydice) et Deborah York (L'Amour). Un DVD allait paraître
en 2004 chez Farao Classics, diffusé sur Mezzo il y a quelques mois.
Est-ce le temps qui passe - nous en
avons vu bien d'autres depuis - ou la violence des critiques à propos
de ce fameux Rinaldo, toujours est-il que le satané duo nous a semblé,
cette fois, légèrement assagi, sans être génial
pour autant, hélas. Il faut dire que l'auguste Bayerische Staatsoper,
après bien des soirées d'anthologie, dont, en 1953, une mémorable
production du même Orphée par Wieland Wagner, en a,
lui aussi, vu et entendu de toutes les couleurs, du haut du luxe rococo
et kitsch de ses ors drapés de blanc et de rose !
Mais, que l'on se rassure, Lowry et
Hosseinpour, sans aller jusqu'aux excès de Rinaldo, en font
encore assez pour que l'on reconnaisse leur marque de fabrique.
En premier lieu, le goût pour
les bestiaires (rappelez-vous le poussin jaune de Rinaldo).
On verra donc, dans un paysage désertique censé représenter
les Champs Élysées ou le royaume des morts, au choix, sur
une scène de théâtre dressée sur celle déjà
existante ("le théâtre dans le théâtre" étant,
comme on le sait, une idée extrêmement "nouvelle !"), surgir
successivement un chat, un singe et un lapin en peluche auxquels Orphée,
sortant d'un tombeau (sic) prodiguera moult caresses, puis un grand ours
blanc, qui passera en se frottant le ventre auprès d'un sapin de
Noël et sous la neige tombant à gros flocons, le tout déclenchant
l'hilarité du public.
En second lieu, la passion pour les
papiers peints à grosses fleurs de couleurs vives, qui recouvrent
les murs de la chambre d'Eurydice, "boite à théâtre"
ressemblant de l'extérieur à une télévision
(re-sic) et où se déroulera le ballet final, particulièrement
grotesque.
le ballet © DR
Enfin, l'engouement pour les objets
et les images hors de propos : l'Amour arrivant en clown, tenant un baigneur
en celluloïd qu'il montre fièrement et tend à Orphée,
lequel le serre contre lui avec passion, le sapin de Noël trônant
au fond de la scène, puis devant, on se demande pourquoi, etc.
D'autant plus qu'au milieu de tout
ce fatras, émergent quelques idées qui ne sont pas mauvaises,
comme celle de transformer le choeur (hommes et femmes vêtus, comme
Orphée, d'un smoking) en orchestre, dont le Poète serait
le premier violon - cet instrument représentant un substitut tout
à fait honorable à la lyre - et aussi le chef. Pourquoi pas,
après tout, lorsqu'on sait que cet enfant chéri des muses
charmait par la beauté de sa musique les monstres de l'Enfer ?
La représentation de ce dernier
par l'équipe Lowry/Hosseinpour consiste en une grande cuisine toute
rouge où des marmitons très affairés font "mijoter"
les damnés et, avouons-le, c'est plutôt drôle et réussi,
même si, malgré tout, cette vision paraît plus se référer
à un "conte de fées" cauchemardesque façon frères
Grimm qu'à un opera seria. Cette cuisine conviendrait certainement
mieux à la sorcière d'Hänsel und Gretel qu'aux
divinités infernales d'Orphée et Eurydice !
Il y a aussi - ô miracle - des
moments de pure poésie - mais si, c'est vrai ! - en particulier
lorsque Orphée est seul en scène, livré à sa
douleur, mais également lors de ses duos avec Eurydice, la plus
belle idée étant de le faire chanter seul devant le fameux
rideau de l'illustre théâtre l'air célèbre "Amour
viens rendre à mon âme", avec toute la salle éclairée
a
giorno, sublime sous ces lumières.
Par contre, il est vraiment bien dommage
que l'opéra se termine sur ce ballet, prétendument parodique
et en fait passablement ridicule. Le public, qui s'esclaffait à
l'acte II à la vue des animaux en peluche et de l'ours blanc, semble
consterné devant cette chorégraphie assez minable où,
entre autres, l'on voit les danseurs jouer avec les "morceaux" d'Orphée
(dont la tête), déchiqueté, comme on le sait, par les
Ménades. Orphée est-il devenu un opera buffa
?
D'autant plus, et nous l'avons gardé
pour la fin, que la prestation musicale est de très haut niveau,
malgré quelquefois une certaine raideur dans la direction d'Ivor
Bolton et des tempi un peu saccadés. Il est vrai qu'on le
sent parfois très préoccupé par ce qu'il voit sur
scène, le malheureux ! (En particulier l'épisode des peluches,
sans oublier le ballet.)
Anne-Sofie von Otter retrouve ici ce
rôle qu'elle a chanté à ses débuts, puis à
travers le monde, avant de l'enregistrer en 1989 pour EMI avec John Eliott
Gardiner à la tête de l'orchestre de l'Opéra de Lyon.
Comme nous l'écrivions à
propos des concerts de Brême avec Marc Minkowski, la voix de von
Otter est moins ronde et sonore dans le registre grave que par le passé,
d'autant qu'au fil des ans, elle a abordé des rôles plus aigus,
comme Charlotte de Werther et surtout Alceste. En revanche, l'engagement
de l'artiste, sa maîtrise du style, de la diction française
et de la colorature vertigineuse sont toujours intacts, et semblent même
avoir encore gagné en profondeur et en intensité. Son incarnation
du rôle d'Orphée, nuancée et raffinée, sait
mêler subtilement le touchant abandon, quasiment féminin,
du Poète, au grand désespoir qui le fait, assoiffé
de vengeance et étourdi par la colère, montrer le poing aux
Enfers à la fin d' "Amour viens rendre à mon âme".
Curieusement, cette aria sonne alors comme un hommage aux grandes envolées
des castrats - n'est-ce pas d'ailleurs un contraltiste qui a créé
la première version d 'Orphée ? (Où il ne figurait
pas, d'ailleurs.) Von Otter retrouve ici la virtuosité, le dynamisme
et la véhémente expressivité de Serse et d'Ariodante
et, comme dopée par sa solitude en scène devant le rideau,
fait un véritable triomphe.
La mezzo suédoise est, au demeurant,
fort bien entourée, en particulier par la très belle Eurydice
d'Ada Mikolaj, émouvante, expressive, à la voix pure, ronde,
et bien projetée, aussi à l'aise dans l'élégie
: "Cet asile aimable et tranquille" parfois dévolu à une
choriste ("Une ombre heureuse") que dans la fureur : "Fortune ennemie,
quelle barbarie". On retrouvera d'ailleurs cette jeune et talentueuse cantatrice
polonaise, membre de la troupe de l'Opéra de Bavière, dans
un rôle plus modeste le lendemain dans Elektra.
L'Amour de Deborah York, gracieux et stylé, est également
digne d'éloges, tout comme le formidable choeur "maison", et tous
les chanteurs sont ovationnés par un public enthousiaste.
En conclusion, une réalisation
musicale de haut vol, malgré une production scénique dans
l'ensemble assez contestable, où surnagent malgré tout quelques
instants de grâce et d'émotion au cours desquels la musique
et les artistes semblent fort heureusement épargnés, mais
pour finir, hélas, avec un ballet absolument impardonnable, surtout
au regard d'une telle partition !
Juliette BUCH