Après
un Orphée et Eurydice d'un
haut niveau musical, mais quand même un peu plombé par une
mise en scène d'un goût douteux, assister à cette Elektra
le lendemain fait l'effet d'un coup de poing au niveau du plexus.... Herbert
Wernicke, décédé en avril 2002, était l'auteur,
comme à son habitude, de tous les éléments scéniques
de cette production créée à l'opéra de Munich
en 1997.Pourtant, la même année, à l'Opéra Bastille,
il faut bien reconnaître que sa vision du Rosenkavalier, venue
de Salzbourg, n'avait pas vraiment fait l'unanimité, même
pour sa reprise l'année suivante...
Cette fois, cependant, il s'agit d'un
tout autre travail, autrement abouti, ramassé, d'une intensité
presque insoutenable, qui, fait notoire par les temps qui courent, fait
montre d'une véritable osmose entre la fosse et la scène,
entre lesquels le courant passe en permanence... Il est vrai que les décors
et les éclairages sont à l'image de cette vision "coup de
poing" particulièrement saisissante. Rien n'est laissé au
hasard, rien n'est inutile, tout concourt à installer le drame et
à l'amplifier au fur et à mesure que l'action avance, inexorable,
impitoyable comme un géant aveugle.
Au début, un grand panneau noir
occupe le devant de la scène, et l'obstrue... Les servantes, habillées
de noir, entrent en rampant, tout est très sombre... Puis le panneau
bascule et s'élève, laissant apercevoir le reste du décor
baigné dans une lumière rouge sang : celui de la passion,
du drame, du meurtre...
Les costumes sont très sobres
: blanc pour Chrysothémis, noir pour Elektra isolée sur un
socle de bois brut, rouge pour Clytemnestre. Ceux des femmes rappellent
les drapés à l'antique, ceux des hommes, très contemporains,
sont noirs, gris ou blancs...
L'arrivée de Clytemnestre en
haut d'un grand escalier, entourée de ses servantes, est fort spectaculaire.
Tout est rouge : les murs, les marches, sa robe, ses bijoux, son manteau
dont le motif rappelle le rideau de l'Opéra de Munich lui-même...Ainsi,
elle ressemble à une vieille star d'Hollywood tournant dans un péplum,
tout comme son amant Egisthe, gominé, en smoking blanc, fleur à
la boutonnière, a tout du vieux beau un peu décadent.
L'apparition d'Oreste dans une loge
d'avant-scène est tout aussi impressionnante, bien que radicalement
différente par son utilisation de la symbolique des couleurs : vêtu
d'un complet veston gris foncé très strict, le frère
d'Electre est accompagné d'un comparse à l'air louche, en
imperméable mastic. Semblables à deux assassins, gantés
de cuir noir, leur présence muette, très dense, presque opaque,
fait froid dans le dos. Oreste, raide, figé, est comme un psychopathe
enfermé dans sa haine, sa folie et sa peur, alors qu'Elektra, malgré
la violence qui l'habite, extériorise malgré tout ses pulsions
et sa colère en criant sa soif de vengeance.
Les chanteurs se meuvent lentement,
avec une économie de mouvements qui confère d'autant plus
d'importance au moindre de leurs gestes. Ils sont comme englués,
pétrifiés, minéralisés, par le drame qui va
les broyer et les précipiter dans le néant. La lecture de
Wernicke dégage une grande force dramatique, car tous les éléments
scéniques - décors puissants, mais sobres, éclairages
somptueux et très expressifs - sont au service de la tragédie
et de la musique qui la véhicule. Rien n'est gratuit ici, tout a
une signification.
Les meurtres de la mère et de
son amant une fois accomplis, on verra apparaître Chrysothémis
triomphante, dansant de manière jubilatoire, parée des bijoux
de la défunte, fausse "innocente" donnant à voir le double
visage de l'avidité et de la faiblesse, alors que la dernière
vision de l'opéra sera l'image d'Oreste debout sur l'escalier, revêtu
du manteau royal de sa mère et faisant un geste qui rappelle le
salut hitlérien, sorte de représentation ambiguë du
pouvoir despotique cachant la peur des autres et la crainte de soi-même...
A leurs pieds, Elektra, morte, passionnée et acharnée, certes,
mais victime expiatoire de leur faiblesse et de leur manque de courage...
Inutile de préciser qu'à
côté de cette violente tragédie des Atrides, la production
récemment vue à l'Opéra
Bastille ressemble à une bluette de patronage kitsch et "branchouille"...
D'autant plus que, last but not
least, cette vision pour le moins captivante est servie par un plateau
exemplaire et très homogène. En tête, aussi bien pour
la performance physique que la prouesse vocale, Gabriele Schnaut, grande
spécialiste du rôle, impressionnante, telle un bloc de pierre
à la voix d'airain. A ses côtés, la fascinante Chrysothémis
de la soprano autrichienne Silvana Dussmann et l'hallucinante Jane Haenschel
en Clytemnestre ne sont pas en reste, tout comme l'Oreste un peu refoulé
à la Norman Bates de Franz Grundheber, dont le timbre de bronze
est toujours aussi émouvant. Les autres protagonistes n'appellent
que des éloges. Si l'on ajoute que la direction de Peter Schneider,
tout en puissance et en contrastes, répond par son intelligence
à celle du travail théâtral et que l'orchestre connaît
son Elektra sur le bout des doigts, on ne sera pas étonné
qu'après le dernier accord, la salle se mette à crouler littéralement
sous les applaudissements, comme si le public, pris dans une tension paroxystique
pendant près de deux heures, ne pouvait que laisser exploser son
enthousiasme... Ce dernier ira, on s'en doute, jusqu'à la standing
ovation, et de nombreux rappels...
En conclusion, une très belle
soirée, comme on aimerait en voir plus souvent...
Juliette BUCH