Un Pelléas plus vrai
que nature
"Je ne pourrai plus sortir de cette
forêt !". S'ouvrant lentement, le rideau laisse apparaître
un Golaud emprisonné parmi des troncs de bouleaux. Vêtu d'une
armure d'acier sombre, empêtrés dans ses branches, ce "chevalier
à la triste figure" se débat dans le noir univers d'une nuit
sans lune. Au centre de la scène, pourtant, une lumière éclatante
perce la noirceur du moment. S'écartant peu à peu, le fond
de forêt laisse poindre quelques arbres couverts de feuilles bleues,
roses et blanches. Un monde de lumières duquel Mélisande
surgit.
Au symbolisme souvent attaché
à l'opéra de Claude Debussy, Peter Stein préfère
une narration limpide. A chaque scène, son décor, à
chaque décor, son ambiance et à chaque ambiance... sa lumière.
Le metteur en scène allemand joue d'intelligence et de subtilités
scéniques. Debussy voulait que son opéra soit donné
sans interruption, ses intermèdes musicaux servant à lier
les scènes. Bien souvent, les productions souffrent de ces interruptions
plus ou moins longues, qui cassent le climat de l'oeuvre. Ici, Peter Stein
réussit un véritable tour de force. Malgré la complexité
de certains décors, son spectacle coule pratiquement sans discontinuités.
En outre, en restreignant à dessein certains espaces, Peter Stein
exacerbe l'intimisme de son propos. Ainsi cette niche pratiquée
à mi-hauteur du plateau force à la confidence du printemps
amoureux un Pelléas en habit de lin et canotier de paille et une
Mélisande en robe de tulle légère autour de la fontaine
de leur malheur naissant. Admirable directeur d'acteurs, Peter Stein restitue
les jeux interdits des deux jeunes gens dans leur essence. Il raconte le
poème de Maeterlinck avec les gestes, les intentions, les regards
qu'il faut à chaque instant du drame. Son Pelléas
est plus vrai que nature !
© Gérard Amsellem
Bénéficie-t-il pour autant
d'un plateau d'acteurs d'exception ? Rien n'est moins sûr. Paul Gay
(Golaud) est théâtralement mal à l'aise. Il compense
largement ce défaut de jeu avec sa voix ronde, vibrante, habillant
son personnage d'une froideur et d'une dureté cruelle. Quant à
Tracey Welborn (Pelléas) et Patricia Petibon (Mélisande),
ils forment un couple idéal. La Mélisande de Patricia Petibon
n'a pas la pâleur maladive dont on affuble généralement
l'héroïne de Debussy. La soprano française la revêt
d'une carnation colorée, faisant de son personnage un être
de chair et de sentiments. La soprano française est plutôt
habituée aux rôles plus aériens de la musique baroque
ou des personnages d'Offenbach et sa prise de rôle était très
attendue. Elle étonne par l'assurance qu'elle démontre dans
cet emploi somme toute nouveau. Si, parfois, la voix peine à se
faire entendre, les couleurs et la solidité vocale font merveille.
Le ténor américain Tracey Welborn s'avère un chanteur
sensible et à la voix efficace. Comme dans son Alfredo Germont de
La Traviata à Lausanne, aux
côtés d'Alexia Cousin, le ténor américain s'illustre
par un jeu irréprochable. Prévenant, il est un Pelléas
enflammé, vocalement et dramatiquement engagé. Parmi les
autres rôles, la prononciation et la justesse de Frode Olsen (Arkel)
laissent souvent à désirer. Surprenante aussi l'élocution
défaillante de la mezzo-soprano Nadine Denize (Geneviève),
alors qu'elle promène ce rôle de théâtre en théâtre
depuis bientôt trente ans.
© Gérard Amsellem
Dans la fosse, un excellent Orchestre
de l'Opéra de Lyon traduit les intentions quelquefois bruyantes
du chef Ed Spanjaard. Cette production s'attachant à la lettre du
texte plutôt qu'à la symbolique torturée d'autres mises
en scène, la défense du drame de Maeterlinck passe évidemment
par une dynamique orchestrale parfois excessive. Le mot peut être
couvert par la musique, mais le drame latent reste présent jusqu'à
l'ultime souffle de Mélisande. Instant sublimé où
les murs et le plafond de la sombre chambre d'agonie de la jeune fille
soudain éclatent pour laisser enfin passer la lumière pendant
que les autres protagonistes s'en retournent à leurs mondes de ténèbres.
Jacques SCHMITT