DE
GRÂCE ET DE FRUSTRATION
Quoique n'ayant jamais quitté
le répertoire, l'ultime chef-d'oeuvre de Vincenzo Bellini reste
trop rarement joué : la faute à une partition qui exige quatre
monstres sacrés du bel canto pour être défendue avec
efficacité ; un pari difficile à tenir, mais pas impossible
comme en témoignent quelques beaux enregistrements studio ou sur
le vif.
Sans lever toutes nos appréhensions,
la distribution réunie par l'Opéra de Vienne était
a priori prometteuse. A l'arrivée, le résultat est un mélange
de purs moments de bonheur et d'éléments de frustration dont
certains auraient tout à fait pu nous être épargnés.
Les Puritains représentent
une vraie gageure pour le metteur en scène : les plus prudents se
contenteront d'une simple mise en place dans des décors élégants
; les plus courageux tenteront d'éclairer l'ouvrage en profondeur
: ainsi d'Andrei Serban, dont la mise en scène "psychanalytique"
(reprise avec quelques variations à Londres, Amsterdam ou Paris)
mettait l'accent sur la détresse d'Elvira en faisant une psychotique
dès le lever de rideau (1).
Dans cette filiation, John Dew nous
propose une mise en scène d'une noirceur absolue (au propre comme
au figuré, car le décor est uniformément anthracite,
les éclairages plutôt chiches et les costumes noirs pour la
plupart).
Le rapide prélude est illustré
par une procession : c'est le roi Charles Premier qu'on mène au
billot. Le décor est composé de deux murs également
noirs, d'un sol tout aussi sombre, d'un plafond qui ne l'est pas moins
et d'où pendent quelques dizaines de luminaires... éteints.
La scène est fermée par de gigantesques statues de saints
décapités (couleur bronze foncé) dont les têtes
auréolées gisent sur la gauche de la scène. De dos,
Elvira (robe noire) et deux autres protagonistes impossibles à identifier,
assis sur des chaises de camping (noires), assistent au défilé.
Sur la musique guillerette du choeur d'entrée "Quando la tromba
squilla", le bourreau brandit la tête tranchée du roi Charles
tandis qu'un projecteur éclaire de rouge sang le sommet des statues.
Voilà pour l'ambiance.
Il serait fastidieux de décrire
la suite, d'autant que le metteur en scène se retrouve vite en panne
d'idées originales. Signalons à titre d'exemple la scène
de la folie : le mur du fond s'écarte en deux parties égales
; Elvira, éclairée en contre-jour par une lumière
fuchsia, chante devant le trou du souffleur, tandis que Riccardo et Giorgio
patientent sur les chaises déjà mentionnées. Enfin,
John Dew détourne le happy end final, Arturo étant
poignardé par son rival entre les deux complets de la cabalette
d'Elvira, une idée déjà exploitée par Serban
il y a plus de vingt ans et avec davantage de finesse.
Pour l'oeil, c'est donc le carême
(ce qui tombe à propos, tant au niveau du calendrier qu'en regard
du titre de l'ouvrage), et il faut chercher son bonheur du seul côté
de la musique.
Hélas, nous ne sommes pas au
bout de nos peines car dans la fosse, c'est le n'importe quoi le plus total
; au point qu'on se demande parfois si les instrumentistes ne sont pas
en train de déchiffrer à vue la partition. Imprécision
des attaques (certains pupitres rattrapent leurs collègues une ou
deux mesures plus tard) ou des conclusions (quelques notes dans le silence
alors que tous les autres instruments se sont tus !), petits couacs (dont
un qui provoque le rire d'un corniste), contrebassiste cherchant à
quatre pattes l'archet qui lui a échappé (et il n'est pas
le premier de la soirée)... est-ce ça, la fameuse Philharmonie
de Vienne ?!
Ce répertoire est-il si méprisable
qu'un orchestre de ce niveau ne prend même pas le soin de livrer
une interprétation techniquement en place ? Est-ce bien dans ce
même théâtre qu'Herbert von Karajan dirigea Maria Callas
dans une Lucia di Lamermoor d'anthologie ?
Et on ne peut pas accuser la direction
d'orchestre de Frédéric Chaslin puisque la veille Fabio Armiliato
devait connaître les mêmes problèmes avec Fedora
!
C'est donc seulement du plateau vocal
que viendront nos véritables satisfactions.
A tout seigneur tout honneur, Juan
Diego Florez, très attendu dans cette quasi prise de rôle
(2), est bien sûr l'attraction de la soirée.
Redoutable air d'entrée, son
"A te o cara" ne déçoit pas : maîtrise du legato,
finesse de l'affect, jusqu'à un contre ré bémol
sans effort... c'est tout simplement sublime.
La fin du premier acte lui permet de
s'affirmer dramatiquement, imposant un sentiment d'urgence lors de son
duo avec Riccardo.
Nous retrouvons le ténor péruvien
au troisième acte pour sa longue cavatine "A una fonte afflitto
e solo" (non coupée), chantée avec noblesse et sensibilité.
Les interrogations que son Ernesto
avait pu soulever, quant à son aptitude à passer de Rossini
à Donizetti et Bellini, semblent bien passées.
Le soufflé retombe malheureusement
avec le grand morceau de bravoure, le duo "Vieni fra queste braccia". Le
premier contre-ré est particulièrement tiré et n'atteint
la justesse que sur la fin ; le second (à l'unisson de celui d'Elvira
") est plus juste, mais plus court. Dans les deux cas, la note manque de
rayonnement, dépourvue de la projection à laquelle on pouvait
s'attendre ; il en va de même du contre-ut conclusif. Même
constatation pour la scène "Credeasi, Misera !" avec un ré
bémol court et qui sent l'effort (dans tous les cas, la tension
de Florez se manifeste physiquement par la mains gauche appuyée
sur la poitrine).
Le récent
récital du Théâtre des Champs-Élysées
nous avait montré ce chanteur d'une confondante aisance dans le
suraigu : il est donc très improbable que la voix de cet artiste
soit en train d'évoluer vers moins de facilité ; sans doute
le chanteur a-t-il un peu de mal à "tenir la distance" et à
retrouver son aigu après avoir chanté le début de
l'acte dans une tessiture très centrale.
Compte tenu du jeune âge du ténor
péruvien, parions que ces problèmes techniques trouveront
leur solution dans les années à venir (à moins qu'il
ne s'agisse d'une fatigue passagère). A ces réserves près,
une grande satisfaction : il y avait bien longtemps qu'on n'avait pas entendu
dans ce rôle une voix aussi franche et généreuse.
Soprano à tout faire de l'Opéra
de Zürich (3), Elena Mosuc se voit opportunément
placée sous les feux de la rampe en remplaçant Stefania Bonfadelli
quelques semaines avant la première.
Ce n'est que justice : la cantatrice
roumaine mérite amplement d'être distribuée sur les
grandes scènes internationales, car ses moyens sont proches de ceux
d'un soprano dramatico d'agilità (si tant est qu'on puisse
s'accorder sur une définition précise de ce terme).
La voix est relativement large (pas
autant que celles d'Anderson, Sutherland ou Callas, mais bien au-delà
de celles de Devia, Gruberova ou Serra pour ne citer que des interprètes
modernes d'Elvira).
Les suraigus sont puissants et délivrés
avec prodigalité ; le souffle superbement contrôlé
lui permet quelques beaux piani ; les variations sont intelligentes
et on ne peut que se scandaliser de la coupure de la moitié de la
polonaise "Son vergin vezzosa" (4).
Au-delà de ces qualités
vocales, on regrettera une incarnation un peu stéréotypée
qui gagnerait à être approfondie. Un bilan suffisant toutefois
pour faire de la chanteuse la vraie triomphatrice de la soirée au
rideau final.
Roberto Frontali assure le service
minimum en Riccardo : la voix est claironnante, assurée dans l'aigu.
Mais de bel canto, point : le baryton adapte la partition à
ses moyens, coupant reprise, variations, trilles ou vocalises suivant une
pratique hélas courante pour ce rôle. Ajoutons à cela
des respirations prises un peu au hasard, sans respect de la ligne et nous
aurons fait le tour d'un chant frustre et dénué d'intérêt.
Le cas d'Alastair Miles est plus contrasté.
Chez ce chanteur, les intentions sont là mais les moyens ne suivent
pas toujours. Les duos "Piangi, o figlia, sul mio seno" ou "Suoni la tromba"
sont très réussis ; en revanche, la tessiture plus tendue
de la scène avec choeurs "Cinta di fiori" le voit se fatiguer rapidement,
la voix devenant blanche et presque inaudible.
Du côté des comprimari,
on remarque l'Enrichetta sonore et bien chantante d'Antigone Papoulkas
et le Bruno prometteur de Benedikt Kobel.
Aux difficultés déjà
évoquées près, Frédéric Chaslin séduit
par une lecture vive et théâtrale, attentive aux chanteurs
et ne reculant pas devant des rubati expressifs. Même si l'on
peut préférer des lectures plus poétiques de l'ouvrage,
un tel parti pris se tient tout à fait.
Un bilan contrasté donc, mais
pas au point de gâcher le bonheur du public. Le couple de protagonistes
bénificieront d'une standing ovation offerte par une salle
en liesse et qui vient récompenser la générosité
de deux jeunes artistes.
Placido CARREROTTI
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Notes
1. Du moins dans l'interprétation
très personnelle de June Anderson (Paris & Londres) ; Cristina
Deutekom, à Amsterdam, se révélait plus placide dans
une mise en scène moins aboutie.
2. La prise de rôle
remonte à mai 2004 à Las Palmas.
3. Elle y a chanté
la Reine de la Nuit, Konstanze, Donna Anna, Lucia, Violetta, Gilda, Elvira,
Linda, Sophie, Zerbinetta, Musetta, , Micaëla, Olympia, Antonia et
Giulietta (entre autres).
4. Le traitement de
la cabalette finale "Ah! sento, o mio bell'angelo" constituera l'ultime
frustration de la soirée : les choeurs quittent la scène
pour laisser seuls Arturo et Elvira, subrepticement rejoints par Riccardo
qui portera le coup fatal ; de fait, l'intervention des choeurs est supprimée
et les deux couplets de la cabalette sont maladroitement rabibochés,
donnant l'impression au spectateur non averti que Bellini était
un bien piètre musicien. Saboter la partition pour accoucher d'un
effet déjà vu, mais mal réalisé, voilà
tout le talent de John Dew !