"Liù, dolcezza
... Liù ! Poesia !" (acte 3)
Après les fastes des Contes
d'Hoffmann
et l'éclat de La cenerentola,
voici une Turandot éblouissante qui témoigne de la
qualité des reprises que l'Opéra de Paris nous propose cette
saison, à côté de ses nouvelles productions.
Si l'on a connu Francesca Zambello
plus inspirée ailleurs (Billy Budd), sa conception du chef-d'oeuvre
de Puccini n'est pas dépourvue d'idées intéressantes
: tournant résolument le dos à l'imagerie traditionnelle
d'une Chine fabuleuse, colorée et chatoyante, le metteur en scène
nous plonge dans un univers glacé et totalitaire. Le décor,
constitué d'échafaudages et de passerelles métalliques,
l'austérité des costumes (beiges, gris, bleu pastel), l'absence
de teintes chaudes, à l'exception de ces empreintes de mains ensanglantées
sur un mur, tout concourt à créer une atmosphère oppressante
; jusqu'aux gardes de Turandot, exclusivement féminines (bien vu
pour une princesse qui redoute les mâles !) à l'aspect inquiétant.
Sortes d'amazones rousses en uniforme noir, elles font régner la
terreur partout où elles passent : au troisième acte on les
voit forcer les portes des maisons pour en faire sortir les occupants afin
qu'ils restent éveillés ("Nessun dorma"), puis soumettre
Liù à la torture.
Au deux, la scène des énigmes
convainc avec ce carré lumineux qui emprisonne Calaf jusqu'à
ce qu'il triomphe de l'épreuve fatidique. Le dernier acte est le
plus réussi :saisissante mort de Liù suivie d'un final radieux
où une cascade de banderoles jaune vif saluent avec le lever du
soleil, le triomphe de l'amour et la fin du cauchemar, idée toute
simple mais très efficace en somme. Ajoutons que Zambello maîtrise
parfaitement les mouvements des foules, omniprésentes dans cet ouvrage.
En revanche, on reste perplexe devant
la première apparition de Turandot, que des esclaves promènent
sur le plateau dans une cage : est-ce pour souligner sa cruauté
ou pour la protéger d'éventuelles agressions, tel le Saint-Père
dans sa "papamobile" ? Certes, la princesse échappe au " sapin de
Noël " sur la tête, mais il est permis de douter que cette vision
pour le moins incongrue, puisse déclencher un coup de foudre chez
Calaf !
Au premier tableau du deux, la cuisine
"high tech" dans laquelle des cuistots torse nu préparent on ne
sait quels mets pour la fête est d'un goût discutable, d'autant
que derrière les fourneaux se dressent de grands placards à
l'intérieur desquels on devine les têtes en putréfaction
des prétendants malheureux : une promiscuité propre à
susciter l'ire du moindre inspecteur de l'hygiène et de la santé
publiques !
Ces réserves ne sont finalement
que peccadilles au regard de la splendeur du plateau : Charles Burles est
un digne empereur et le Timur sensible et juste de Konstantinov émeut,
notamment après la mort de Liù, tandis que l'incarnation
tant scénique que vocale de Ping, Pang et Pong, ambigus à
souhait, n'appelle que des éloges.
Mais ce sont les trois protagonistes
principaux, campés avec un rare bonheur qui font tout le prix de
ces soirées : Vladimir Galouzine, en grande forme le 22, est un
Calaf de belle prestance, viril et conquérant. Son timbre de plus
en plus barytonnant sied parfaitement à ce personnage et ne l'empêche
pas de couronner son "Nessun Dorma" radieux d'un si bémol percutant.
Le 30, la voix a paru plus engorgée et l'aigu moins assuré,
mais l'ensemble demeurait d'un très haut niveau.
Face à lui, Andrea Gruber est
une Turandot proche de l'idéal : cette authentique soprano dramatique
livre un "In questa reggia" anthologique avec un volume vocal impressionnant
qui n'exclut pas des demi-teintes qu'on entend rarement dans ce rôle
écrasant, sur la phrase " Principessa Lo-u-ling ", notamment, et
dans le dernier tableau lorsqu'elle s'éveille enfin à l'amour.
L'aigu n'est jamais forcé, et même si, le 30, la voix accusait
une légère fatigue suite aux dix représentations qu'elle
venait d'assurer, sa prestation n'en était pas moins magnifique.
La Liù de Soile Isokoski est
impeccable: le timbre homogène et clair, la ligne de chant d'une
(trop ?) grande classe font merveille dans " Signore ascolta ". Les mêmes
qualités se retrouvent dans son air du trois, un peu en retrait
cependant sur le plan de l'émotion, la cantatrice ne parvenant pas
à se départir totalement d'un quant-à-soi de bon aloi,
plus adapté aux héroïnes de Mozart (La Comtesse) ou
de Strauss (La Maréchale) qu'aux "petites femmes qui ne savent qu'aimer
et souffrir" de Puccini.
Tel n'est pas le cas de Hei-Kyung Hong
: a-t-on déjà entendu une Liù plus bouleversante ?
Remplaçant Alexia Cousin (initialement prévue pour les trois
dernières représentations), cette soprano qui fait les beaux
soirs du Metropolitan Opera depuis plus de quinze ans, a déjà
été remarquée in loco dans Micaela en 1993
et la Comtesse des Noces de Figaro en 99, mais c'est assurément
son incarnation de la petite esclave amoureuse qui assurera sa notoriété
: la rondeur de son timbre exquis et la délicatesse de ses pianissimi
séduisent d'emblée, et quelle technicienne accomplie ! Elle
s'offre le luxe d'une messa di voce impeccablement négociée
à la fin de son premier air, et son engagement dramatique dans le
second arracherait des larmes au plus cruel des Pu-Tin-Pao. On aurait presque
souhaité qu'après tant d'intensité, le chef pose sa
baguette, tel Toscanini le soir de la création à la Scala
! Une ovation méritée salue cette superbe artiste, trop peu
sollicitée par les maisons de disques.*
Après un début de saison
plutôt hésitant, les choeurs, sous la houlette de Peter Burian,
ont retrouvé leur belle cohésion et leurs interventions,
si nombreuses, sont pleinement satisfaisantes.
Attentif à ses chanteurs,
Mark Edler sait faire claironner un orchestre toutes voiles dehors et assume
totalement le côté clinquant de la partition sans pour autant
négliger les moments de poésie pure (le choeur "Silenzio
olà") ou d'émotion soutenue (toute la scène de la
mort de Liù, où il parvient même à faire pleurer
les cordes).
En somme, une des plus grandes soirées
pucciniennes que l'Opéra Bastille nous ait proposées et la
consécration de deux cantatrices qu'on souhaite entendre à
nouveau, très vite.
Christian Peter
(Dominique Vincent)
*
Elle a néanmoins gravé le rôle de Giulietta dans I
Capuletti e i Montecchi de Bellini, et un album de duos avec Jennifer Larmore
(Teldec), ainsi qu'un récital d'airs d'opéras (RCA).