UN
FEU D'ARTIFICE ROMANTIQUE ET RAVAGEUR...
Après une superbe Ottavia
au Théâtre des Champs-Élysées, il y a un peu
plus d'un mois et un dernier disque, Music
for a While on ne peut plus décoiffant, Anne-Sofie von Otter
allait nous offrir avec son récital au Châtelet une de ces
soirées mémorables comme il y en a désormais bien
peu dans ce domaine si particulier du liederabend.
Au premier abord, le choix du programme,
extrêmement bien composé, force l'admiration. Von Otter semble
avoir convié tous les répertoires qui, ces dernières
années surtout, ont fait partie de son univers et contribué
à sa notoriété : les compositeurs suédois (Stenhammar
et Rangström) la mélodie française (Berlioz, Chaminade)
qu'elle a tellement bien servie, le lied à travers Schubert et Mahler,
qu'elle affectionne tout particulièrement, mais aussi Kurt Weill
dont elle est une des rares interprètes aujourd'hui à savoir
rendre la charge révolutionnaire et gouailleuse.
Très en forme, aussi bien vocalement
que scéniquement, accompagnée de son fidèle Bengt
Forsberg, elle nous invite à partager ces moments de pur bonheur,
si délicats, si raffinés, que sont les rencontres avec des
compositeurs et des poètes choisis avec tant de soin et d'intelligence.
L'auditeur se sent comme admis dans un cercle très intime, singulier,
où ces deux musiciens virtuoses baignent dans une manière
de monde liquide et un peu mystérieux.
Fait tout à fait remarquable
aussi, le passage entre les différents cercles est "préparé"
par le piano : Fauré "introduit" Berlioz et Chaminade, dont il est
très proche, tout comme Schulhoff, avec ses rythmes cadencés,
très "jazzy", sert de prélude à Kurt Weill.
A cet art consommé de la composition
du programme, répond un art non moins consommé de l'interprétation.
Les pages suédoises sont un mélange savant de mélancolie
: Melodi, Vingar i natten, de joie de vivre : En gammal dansrytm
et d'humour : Gammal nederländare. La Mort d'Ophélie,
très intériorisée, diaphane et comme hallucinée,
est un moment d'anthologie. Les Chaminade participent de la même
veine, avec un savant dosage de légèreté : Ronde
d'amour, de gravité : Ma première lettre, Attente
et, enfin, de bonheur hédoniste et sensuel : La lune paresseuse,
avec cette élégance un peu sophistiquée, ce charme
suranné et, surtout, cette diction confondante qui font le prix
de tout ce que von Otter chante en français.
On retrouve ce même équilibre
dans les Schubert et les Mahler, avec la volonté délibérée
de ne pas exagérer dans le pathos et la désolation : très
lyrique Ellens Gesang de Schubert, élégiaque Ich
ging mit lust de Mahler précédant le très militaire
Aus ! Aus !, chanté avec beaucoup d'humour : la manière
dont von Otter interprète le dialogue entre le militaire partant
pour la guerre et sa bien-aimée éplorée et prête
à entrer au couvent - en changeant de voix et d'intonation - est
divertissante à souhait, pleine d'ironie et de malice...
Last but not least : les Kurt
Weill, où une fois de plus les qualités "diaboliques" de
cette musicienne accomplie font merveille : un Nannas Lied vertigineux,
où le texte de Brecht prend tout son poids de révolte et
de hargne douloureuse. Die Seeräuber-Jenny sera à l'avenant
: hallucinant de sarcasme, de violence contenue et d'un je ne sais quoi
d'un peu pervers... Avec Speak low et Foolish Heart, von
Otter aborde un nouveau registre, celui de la comédie musicale,
et prend une voix de crooner particulièrement réussie
qui rappelle les chansons de son disque For the Stars.
Devant une salle très enthousiaste,
cette artiste inestimable offrira trois bis : une chanson du groupe "Abba"
: Money, money, complètement délirante et déjantée
(un disque de "tubes" de ce groupe très prisé dans les années
70 est en préparation), un Plaisir d'Amour de Martini bien
chantant, et enfin, une mélodie composée par Billy Joël
en 1989, And so it goes, nostalgique et charmeuse, une fort jolie
manière de conclure une si belle soirée.
Que ceux qui ont raté ce splendide
récital se rassurent, France Musiques le diffusera le 30 novembre
à 15 heures.
Juliette BUCH