OPERAS - RECITALS - CONCERTS LYRIQUES
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PARIS
07/04/2008


© Ruth Walz / Opéra National de Paris

Alban BERG (1885-1935)

WOZZECK

Opéra en trois actes (1925)
Livret du compositeur
d’après le drame Woyzeck de Georg Büchner

Direction musicale : Sylvain Cambreling

Mise en scène : Christoph Marthaler
Décors et costumes : Anna Viebrock
Lumières : Olaf Winter

Wozzeck : Simon Keenlyside
Tambourmajor : Jon Villars
Andres : David Kuebler
Hauptmann : Gerhard Siegel
Doktor : Roland Bracht
Marie : Angela Denoke
Margret : Ursula Hesse von den Steinen
Erster Handwerksbursch : Patrick Schramm

Zweiter Handwerksbursch : Igor Gnidii
Der Narr : John Graham-Hall

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
Chef des Choeurs : Winfried Maczewski
Maîtrise des Hauts-de-Seine/Choeur d’enfants de l’Opéra National de Paris

Nouvelle production

Opéra de Paris
7 Avril 2008

On a décroché la lune


Oui, comme d’habitude, le décor d’Anna Viebrock est (volontairement) moche et ancré dans le réalisme contemporain le plus glauque. Mais après tout, Wozzeck n’est pas un opéra comique et était déjà pour l’époque (1925) - et plus encore pour celle de l’auteur de la pièce qui l’inspira, Georg Büchner, un siècle plus tôt - d’une crudité qui effraya même Schoenberg lorsqu’il apprit que son élève se lançait dans un tel projet.
Transposer l’action un siècle plus tard, donc dans notre société, comme le fait Marthaler semble tout à fait valable dans la mesure où les thèmes de la différence, de l’exclusion, de l’exploitation et de l’oppression du plus faible sont toujours d’actualité et le resteront sans doute longtemps encore.
Mais ce décor n’est qu’une chose (« une », c’est bien le mot, puisqu’il est unique), car - là encore comme d’habitude - la force et parfois la pertinence de ce qui s’y passe sont tout aussi marquants.

Mais commençons cependant par ce qui ne marche pas. Car l’unicité de ce décor est trop problématique tout au long de l’ouvrage. Placer l’action des 15 tableaux de l’opéra sous un chapiteau de taverne entouré de jeux d’enfants et de cabanes à hot-dogs montre la volonté de mettre en avant l’aspect social de l’intrigue. Mais si Wozzeck est bien, à l’instar de certains ouvrages de Britten comme Peter Grimes ou Billy Budd, un opéra qui traite de la différence et du rejet de cette différence par la société, il n’est pas que cela. Car tout comme la mer est un élément capital des ouvrages de Britten sus-nommés, la Nature en est un des plus importants dans Wozzeck, une Nature le plus souvent glauque et inquiétante qui révèle des peurs primaires (ce qui en fait un ouvrage éminemment allemand).
Or l’absence de cette Nature est des plus cruelles dans la vision que nous offrent Marthaler et son équipe, notamment dans les tableaux où elle « joue » le premier rôle. Ainsi, c’est le contact avec la Nature qui, dès le deuxième tableau, révèle à Wozzeck ses angoisses (le sol qui gronde, qui vacille, la lumière du soleil couchant, le feu…), or ici, rien, tout se passe au milieu des tables de la taverne. Passons sur le sourire qui nous saisit au tableau suivant lorsque Marie demande à Wozzeck s’il a bien rapporté du bois pour regretter franchement, ne serait-ce que sous forme symbolique ou métaphorique, le marais, le soleil, la lune rouge qui « fascine » Wozzeck et l’eau dans laquelle il se noie, magnifiques symboles de cette Nature qui semble engloutir Wozzeck après qu’elle ait englouti Marie et dont se détournent le Docteur et le Capitaine par peur de l’être à leur tour… (« L’eau appelle » disent-ils). Marthaler a beau assombrir la scène pour la mort de Wozzeck, on ne peut oublier ce cadre urbain qui ne colle vraiment pas et pas davantage lorsque le Docteur et le Capitaine disent entendre les échos de ces bruits étranges… C’est là un exemple particulièrement frappant de l’inadéquation entre le décor et l’action.
Au glauque de cette Nature inquiétante, Marthaler a donc préféré le glauque de la taverne, un lieu de rencontres (ses midinettes en mini-jupes, ses jeunes hommes qui n’ont toujours pas dépassé le stade de l’adolescence avec à la leur tête un Tambour-Major des plus « fashion »), un lieu qui grouille de monde et où l’on vient briser sa solitude, du moins en apparence puisque parfois, elle n’en ressort que plus grande.
Cela, Marthaler le montre admirablement et on sent bien que c’est cet aspect de l’opéra de Berg qui l’a intéressé. On n’oubliera ainsi pas, lors de la scène de l’auberge du 2° acte (une des rares qui montre une parfaite adéquation entre ce que l’on voit et ce que l’on entend), à l’ambiance non pas festive mais plombée au possible, avec ces personnages qui traînent leur lassitude et leur misère, notamment ce père accompagné de son enfant, sortant la bouteille de vodka, forçant son fils à boire et, une fois celui-ci à bout de forces, repartant avec lui sur le dos. Effrayante image qui nous plonge au cœur de la misère et de la déchéance.
La présence des enfants est d’ailleurs constante tout au long de l’opéra où ils ne cessent d’aller et venir entre l’extérieur et l’intérieur du chapiteau. C’est que Marthaler a voulu insister sur la relation parents/enfants (mais plus encore nous semble-t-il entre la relation adultes/jeunes) en montrant ces enfants et adolescents laissés à eux-mêmes, désœuvrés et en habillant le fils de Wozzeck et Marie d’un t-shirt « Polizei » alors que son père est agent de Sécurité comme l’indique son brassard. Y a-t-il là une « admiration », une identification du fils pour le père ?
D’ailleurs, lors de la scène finale, l’enfant se retrouvera coincé contre le même mur où son père se réfugiait peu après avoir été frappé par le tambour-major. Il n’en bougera pas.
Quant aux autres enfants, ils auront pris la place des adultes aux tables de la taverne ; tout aussi sinistres et statiques que leur aînés, ils rejetteront le fils de Wozzeck et Marie comme les adultes ont rejeté son père (il n’y a d’ailleurs pas de solo comme il devrait : tous les enfants chantent et parlent toutes les phrases, ce qui en rajoute dans le « tous contre un »). Le rideau se referme sur cette vision absolument effarante. Rarement on aura senti à ce point la boucle se refermer sur elle-même et offrir à l’histoire la possibilité de recommencer, absolument identique.

Ajoutons à toutes ces images-choc une direction d’acteurs extraordinaire, qui montre par exemple davantage les névroses de Wozzeck (tics, manie de tout ranger puis destruction de tout cet ordre après le meurtre de Marie) que sa faiblesse d’esprit, ce qui le rend encore plus pitoyable et attire plus encore la compassion.

On l’aura compris, rien d’expressionniste dans cette mise en scène, mais au contraire un réalisme cru.
A cela, il fallait une direction musicale qui joue le même jeu, et on pouvait compter sur Sylvain Cambreling, « complice » de longue date de Christoph Marthaler pour offrir un pendant à cette vision particulière et hors norme de l’ouvrage.
Car si l’on a tendance à voir des Wozzeck écarquillant les yeux et au regard hébété, on a aussi l’habitude d’entendre des orchestres hurler, vociférer ou cogner. Ce fut donc une surprise que d’entendre une direction plutôt dans la retenue, jamais dans l’exagération sonore ou expressive et d’une grande lisibilité. On retiendra notamment un sublime Prélude du 3° acte, un lever de lune extraordinaire, un crescendo sur la note Si qui ne « sature » pas etc.
Au final, une lecture inhabituelle et vraiment très intéressante de cette partition. L’Orchestre de l’Opéra se montre sous ses plus beaux atours, avec notamment des soli splendides, par exemple le solo d’alto du premier acte (mais on regrettera juste la grosse caisse partant trop tôt après le premier crescendo sur le Si…).

De même, il fallait un chanteur qui incarne un Wozzeck non traditionnel et ce fut le cas avec Simon Keenlyside. On doit dire qu’on a rarement entendu un Wozzeck aussi chantant, qui ne se réfugie pas dans le sprechgesang ou le cri à la première occasion (en dehors des passages où cela est réclamé) et qui ne verse jamais dans la caricature. Associé à un timbre superbe, une impressionnante maîtrise de la partition, une subtilité et une intensité dans le jeu scénique, on obtient là une réussite exemplaire.
La Marie d’Angela Denoke est du même acabit. Ce qui frappe le plus chez cette chanteuse, c’est cette expressivité du chant offrant une palette de sons et d’expressions d’une richesse extraordinaire. On ne peut être que remué par une telle intensité et une telle subtilité dans l’interprétation. Là encore, rien d’outré ou de caricatural et là encore, une magnifique réussite.
Le Tambour Major de Jon Villars est parfait tant vocalement que scéniquement et semble s’amuser lui-même de la caricature qu’il joue, arborant fièrement des t-shirts plus ridicules les uns que les autres.
Remarquables encore le Capitaine de Gerhard Siegel, claironnant à souhait mais n’en rajoutant pas dans la caricature, le chantant Docteur de Roland Bracht et l’Andres de David Kuebler, plus lyrique que d’habitude. Les seconds rôles sont superbes, notamment les deux compagnons tandis que les chœurs en font un peu trop dans la puissance pour la scène de la taverne (seul faux-pas dans la conception musicale de l’ensemble) mais se rattrapent pour les demi-teintes de la scène nocturne de la caserne.

Une production assez fascinante donc, agaçante parfois, qui récolte un beau succès aux rideaux, mais notons à ce sujet cette manie de l’Opéra de Paris de rallumer les lumières de la salle dès le premier rideau baissé (technique confirmée 3 jours plus tard lors de la première du Prigioniero de Dallapiccola) qui montre un mépris du spectateur, des artistes si ce n’est une volonté de mettre les gens dehors au bout d’une minute ou deux d’applaudissements. Dans les théâtres bien élevés, on attend que les rappels soient terminés pour allumer les lumières…


Pierre-Emmanuel LEPHAY

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