(L'Enfant et les Sortilèges)
L'Enfant et les Sortilèges,
un Opéra hors-normes
Orchestration
Livret
Rôles
Quand on analyse le corpus des oeuvres
de Maurice Ravel, on est en droit de s'étonner de la forme que prend
le genre lyrique ! Compositeur majeur du début du XXe siècle,
tant pour le piano, la musique de chambre, le ballet, les pièces
symphoniques que pour la mélodie, il ne réserve à
l'opéra que deux opus, de taille modeste (moins d'une heure chacun)
et sur des livrets forts peu classiques. Cette apparente pauvreté
n'est pas rare durant cette période : Debussy, Roussel, Poulenc,
Dukas n'ont pas dépassé les trois oeuvres lyriques, Caplet,
Delage et Satie ne s'y sont même pas essayé !
Mais du moins, pour ceux qui ont écrit
des opéras, ils se sont frottés aux grandes formes héritées
du XIXe. Pelléas et Mélisande, Padmâvatî ou
les Dialogues des Carmélites, bien qu'ils ne soient que, de
très loin, influencés par l'opéra français
du siècle précédent, s'en rapprochent par leur durée,
leur orchestration et les tessitures des rôles. Ce n'est par contre
pas le cas des deux oeuvres lyriques de Ravel, et en particulier de l'Enfant
et les Sortilèges.
L'attitude des compositeurs français
à cette époque s'explique aisément : face à
l'aspect colossal qu'a revêtu l'opéra au XIXe et à
l'influence, écrasante, des styles italiens et allemands sur cette
forme, les créateurs français ont recherché un style
spécifiquement hexagonal, perdu depuis Gluck et la mort, à
la fin du XVIIIe, de la tragédie lyrique. Les produits de cette
recherche, bien que novateurs, ne se démarquent pas totalement de
la tradition, sauf chez Ravel.
L'Orchestre
Composition :
2 Flûtes
Petite Flûte
2 Hautbois
Cor Anglais
Petite Clarinette en Mi bémol
2 Clarinettes
Clarinette basse
2 Bassons
Contre-Basson
4 Cors en Fa
3 Trompettes en Ut
3 Trombones
Tuba
2 Timbales
Petite Timbale en Ré
Triangle
Tambour
Cymbales
Grosse Caisse
Tam-Tam
Fouet
Crécelle (à manivelle)
Râpe à fromage
Wood-Block
Eoliphone
Crotales
Flûte à coulisse
Xylophone
Célesta
Harpe
Piano (Luthéal)
Quintette à cordes
Notes pour l'exécution
A défaut de Petite Timbale,
se servir du Tambourin ou, à la rigueur, du Tambour.
A défaut d'Eoliphone, se servir
d'une brosse en chiendent frottée sur la Grosse Caisse.
La râpe à fromage doit
être frottée avec une baguette de Triangle.
A défaut de Luthéal,
employer un Piano droit, et mettre une feuille de papier sur les cordes,
aux endroits indiqués, pour imiter la sonorité du clavecin.
Vous ne venez pas de lire la composition
de l'orchestre de la Tétralogie ou de la dernière
oeuvre d'un compositeur contemporain à la mode, mais bien celle
de L'Enfant et les Sortilèges ! Hormis les instruments classiques
de l'orchestre (et encore dans des divisi réservés
normalement aux grandes oeuvres symphoniques "alla Malher" : bois et cuivres
par trois, voire par quatre, multitude de percussion), nous trouvons des
instruments quasi-expérimentaux : lëEoliphone, qui n'est autre que
la version moderne de la machine à vent, très courante dans
les opéras baroques, la flûte à coulisse, que l'on
trouve généralement dans l'intrumentarium du cirque ou dans
un coffre à jouer et le Luthéal. Voici ce que dit le Grove
Dictionary of Music and Musicians de ce "drôle d'engin" :
"Piano à queue modifié
avec des cordes parallèles (au lieu d'être superposées),
équipé d'un mécanisme faisant descendre une pièce
de touche sur les cordes, produisant ainsi un son très particulier.
Ce procédé fut nommé "jeu de harpe tirée" par
son inventeur, le facteur d'orgues belge Georges Cloetens. Son premier
brevet - du 28 janvier 1919 - montre une pièce de touche très
puissante ajoutée aux cordes qui donnait une sorte d'imitation du
jeu de luth au clavecin, très riche en harmoniques. Le clavier était
arrangé en deux moitiés, séparées à
l'ut central. Avec deux jeux (deux pour les aigus et deux pour les basses,
comme pour l'harmonium), l'interprète avait ainsi neuf combinaisons
de timbres à sa disposition, dont le timbre habituel du piano.
Ravel utilisa cet instrument pour l'accompagnement
de son oeuvre pour violon Tzigane (1924) ; il figurait également
dans l'orchestration de son opéra L'Enfant et les Sortilèges
(1920-25). Dans ce dernier ouvrage, il suggérait de placer des feuilles
de papier entre les marteaux et les cordes d'un piano droit pour obtenir
une alternative au "jeu de clavecin", technique qui fut employée
à l'Opéra de Paris et que Satie avait déjà
utilisée dans Le piège de Méduse (1914). Un
"luthéal" a été découvert dans les caves du
musée du Conservatoire de Bruxelles et restauré. En 1987,
l'état français a commandité la construction d'un
"luthéal" pour commémorer le cinquantième anniversaire
de la mort de Ravel ; cet instrument se trouve désormais au Musée
de la Musique de Paris."
L'utilisation de cet instrument bizarre
permet à Ravel de varier les sonorités du piano : couleur
très "baroque" du menuet burlesque Fauteuil-Bergère (le début
du XXe siècle a vu un réel engouement pour cette période),
son du bois qui craque dans l'introduction du Feu et couleur folklorique
(se rapprochant d'une cithare ou d'un psaltérion) pour la danse
des pâtres.
Mais la recherche de sonorités
nouvelles ne s'arrête pas à ces exemples. Au fil de l'opéra,
Ravel explore toutes les ressources de chaque famille d'instrument afin
de servir sa palette expressive.
Ainsi, la douce phrase de cordes qui
accompagne l'introduction de l'opéra - ces fameuses "quintes de
l'ennui" comme les nommait le compositeur, confiées aux deux hautbois
- semble devoir être, par sa tessiture relativement élevée,
jouée par un alto ou même un violon. Or c'est la Contrebasse
solo qui se voit confier cette douce mélodie, et, pour ce faire,
contrainte à user d'une technique appelée "Harmoniques naturelles"
(technique très ardue qui consiste à utiliser les harmoniques
aiguës d'une corde grave pour jouer). Cela donne une sonorité
très spéciale à cette phrase, quasi-irréelle,
diaphane et en tout cas beaucoup moins concrète que si l'auteur
avait utilisé un instrument dans sa tessiture naturelle.
Un peu plus loin, pour ponctuer le
court dialogue parlé entre Théière et Tasse, Ravel
utilise tous les bois graves de l'orchestre dans l'extrême bas de
leur tessiture, afin d'accentuer l'aspect comique de la situation.
Et durant toute la pièce, le
compositeur surcharge sa partition d'une multitude d'effets : "tremolo
dental" pour les bois, "vibrez avec la coulisse" pour le trombone solo,
utilisation de plusieurs sorte de portamento, d'harmonique pour
les cordes, les cuivres, multiplication des changements d'instrument, percussion
frappée de mille façons différentes et sans parler
des changements de dynamique, de tempo et d'harmonie ! Tout ici
serre l'atmosphère au plus près : comme un grand tableau
pointilliste, chaque touche de couleur, chaque dynamique, chaque petit
solo a son importance pour révéler la totalité du
mouvement, de l'action, du sentiment.
Pour souligner ces changements d'atmosphères,
le compositeur recourt aux effectifs orchestraux les plus divers. Aux grandes
scènes de tutti (la colère de l'Enfant, la révolte
des bêtes), il oppose des moments chambristes (l'introduction à
trois instruments solo, les passages piano-chant dans le duo Fauteuil-Bergère
ou au début de la scène de l'Arithmétique, les petites
touches, aux bois, pendant la rencontre Enfant-Chat), des duos chanteur-instrument
(Rossignol-Flûte et surtout le merveilleux Princesse-flûte,
pur moment de poésie), voir de grandes parties a capella (les vocalises
du Feu) !
Enfin, la partition est émaillée
d'une multitude de pastiches, témoins des influences nouvelles qui
ont marqué le début du XXe siècle. Ces citations vont
de la musique de la Renaissance (scènes de pâtres) aux sonorités
jazz (fox-trot de la Théière, Valse américaine pour
la Libellule) en passant par 300 ans d'histoire de la musique (ce qui nous
rappelle que la France a été, au début du XXe siècle,
à la pointe du nouveau courant de redécouverte musicologique).
Les périodes baroques (Menuet des Fauteuil-Bergère, air avec
Da
Capo pour la Princesse), classique (récit accompagné
pour Maman), l'orientalisme, cher au compositeur (la Tasse) et bien sûr,
l'écrasant XIXe (coloratures, sortes de "scènes de folie"
détournées pour le Feu et le Rossignol ; Valse parodique,
très viennoise, pour des... Grenouilles et déferlements orchestraux
pour une révolution animale !), tout n'est que subtil mensonge,
musique du passé enrayée par un profond modernisme.
Le Livret
La question du livret dans L'Enfant
et les Sortilèges est encore plus ardue que celle de l'orchestration
(celle-ci reprenant, somme toute, les excentricités habituelles
du compositeur). En fait, à la lecture des différents écrits
sur la genèse de l'oeuvre, une question se pose : y a t-il un seul
mot de Colette dans ce poème ? A l'origine conçu pour un
Ballet
pour ma fille, l'argument est une commande de Rouché, directeur
de l'opéra de Paris, rapidement honorée par l'auteur, il
date de 1916 et fut soumis au compositeur la même année. Mais
l'écriture de la partition fut plus que chaotique et la pièce
ne vit le jour qu'en 1924 à l'Opéra de... Monte-Carlo ! Pendant
cette longue période de gestation les échanges entre la célèbre
et inexpérimentée librettiste et le compositeur, d'une nature
peu mondaine, furent plutôt sommaires. D'après Colette elle-même
: "Il accepta. Ce fut long. Il emporta mon livre, et nous n'entendîmes
plus parler de Ravel, ni de L'Enfant... Où travaillait Ravel
? Travaillait-il ? Je n'étais point au fait de ce qu'exigeait de
lui la création d'une oeuvre, de la lente frénésie
qui le possédait et le tenait isolé, insoucieux des jours
et des heures. La guerre prit Ravel, fit sur son nom un silence herméti-que,
et je perdis l'habitude de penser à L'Enfant et les Sortilèges.
Cinq ans passèrent. L'oeuvre achevée et son auteur sortirent
du silence, échappèrent à l'oeil nyctalope et bleu
des chats du Siam, confidents de Ravel. Mais celui-ci ne me traita pas
en personne privilégiée, ne consentit pour moi à aucun
commentaire, aucune audition prématurée. Il parut seu-lement
se soucier du "duo miaulé" entre les deux chats, et me demanda gravement
si je ne voyais pas d'inconvénient à ce qu'il remplaçât
"mouaô" par "mouain", ou bien l'inverse...".
En fait, dans son récit, l'auteur
oublie un autre détail sur lequel Ravel l'a consultée. Il
nous reste une trace de leur échange épistolaire à
ce sujet :
A Colette de Jouvenel
Megève, 27/2/19
Chère Madame,
Dans le même temps que vous manifestiez
devant Rouché le regret de mon silence, je songeais, du fond de
mes neiges, à vous demander si vous vouliez encore d'un collaborateur
aussi défaillant.
L'état de ma santé est
ma seule excuse : pendant longtemps, j'ai bien craint de ne pouvoir plus
rien faire. Il faut croire que je vais mieux : l'envie de travailler semble
revenir. Ici, ce n'est pas possi-ble ; mais, dès mon retour, au
commencement d'Avril, je compte m'y mettre, et commencer par notre opéra.
A la vérité, j'y travaille
déjà : je prends des notes, sans en écrire une seule,
je songe même à des modifications... N'ayez pas peur : ce
n'est pas à des coupures ; au contraire. Par exemple : le récit
de l'écureuil ne pourrait-il se développer ? Imaginez tout
ce que peut dire de la forêt un écu-reuil, et ce que ça
peut donner en musique !
Autre chose : que penseriez-vous de
la tasse et de la théière, en vieux We(d)gwood noir, chantant
un ragtime ? J'avoue que l'idée me trans-porte de faire chanter
un ragtime par deux nègres à l'Académie Nationale
de Musique. Notez que la forme, un seul couplet, avec refrain, s'adapte
parfaitement au mouvement de cette scène : plain-tes, récriminations,
fureur, poursuite. Peut-être m'objecterez-vous que vous ne pratiquez
pas l'argot nègre-américain. Moi qui ne connais pas un mot
d'anglais, je ferais comme vous : je me débrouil-lerais.
Je vous serais reconnaissant de me
donner votre opinion sur ces deux points, et de croire, chère Madame,
à la vive sympathie artistique de votre dévoué
Maurice Ravel
|
Colette de Jouvenel à Maurice
Ravel
69, boulevard Suchet, 5/3/19
Paris XVIe
Cher Monsieur,
Mais certainement, un ragtime ! Mais
bien sûr, des nègres en wedgwood ! Qu'une terrifiante rafale
de music-hall évente la poussière de l'Opéra ! Allez-y
! Je suis contente de savoir que vous pensez tou-jours au "Divertissement
pour ma fille", je déses-pérais de vous, et on m'avait dit
que vous étiez malade. Savez-vous que des orchestres de cinémas
jouent vos charmants contes de Ma Mère l'Oye pendant qu'on
déroule du Far West ? Si j'étais compositeur et Ravel, il
me semble que j'aurais beau-coup de plaisir à apprendre cela.
Et l'écureuil dira tout ce
que vous voudrez. Est-ce que le duo "chat", exclusivement miaulé,
vous plaît ? Nous aurons des acrobates. N'est-ce pas que le machin
de l'Arithmétique est une polka?
Je vous souhaite une bonne santé,
et je vous serre la main, avec impatience.
Colette de Jouvenel
|
Ajouter à ces deux maigres témoignages,
que la seule trace écrite du texte original de Colette consiste
en deux courts extraits qui n'ont qu'une très lointaine parenté
avec le texte de l'opéra et vous comprendrez les sérieux
doutes que l'on peut avoir sur la parenté du produit fini avec l'oeuvre
de Colette !
Il est assez comique de penser que
la seule contribution d'un grand auteur comme Colette à l'art lyrique
se résume à un vague argument de départ, mais ce serait
oublier trop vite l'originalité du sujet et de son traitement. En
effet, tout ce qui rapproche les deux artistes se retrouve dans cette fantaisie
lyrique : l'Enfance, l'image de la Mère, les Animaux et un animisme
poétique.
Le poète et le compositeur,
bien que de caractères très dissemblables, étaient,
l'une et l'autre, très attachés à leur mère
et cette image est sûrement la plus forte de toute la pièce.
Le premier livre de Colette, Sept dialogues de bête, annonce
un attachement au règne animal que l'on retrouvera chez Ravel, en
particulier dans son célèbre cycle de mélodies sur
des textes de Jules Renard, Les Histoires Naturelles. Leur affection
pour les chats se retrouve d'ailleurs dans le duo miaulé de l'opéra,
seul moment où les animaux s'expriment dans leur propre langage.
Que les mots soient ou non ceux de
Colette, certains passages du livret brillent d'une originalité
saisissante. Chaque objet qui s'anime use d'un champ sémantique
spécifique à l'effet voulu. Le Fauteuil et la Bergère
dialoguent sur un ton courtois, délicieusement suranné, La
théière défie l'Enfant en "franglais" et en usant
d'un vocabulaire emprunté à la boxe, la Tasse charme son
compagnon en argot de Pantruche, métamorphosé en chinois
d'opérette (ce dernier effet n'est pas neuf, Offenbach en avait
usé et abusé dans Ba-Ta-Clan et on peut remonter au
XVIIIe, à un opéra de Boismortier, Don Quichotte chez
la Duchesse, pour découvrir le premier pastiche de langage asiatique
à partir d'un texte français). La Princesse s'exprime comme
dans un conte moyenâgeux et l'Arithmétique martèle
des bribes de problème mathématique et des tables d'addition
et de multiplication fausses. Mais l'invention la plus remarquable du livret
est le langage des différents animaux. Les Chats ne se contentent
pas de simples "miaou", "alla Rossini", mais usent d'une multitude de miaulements
divers. Les arbres chantent en glissando pour évoquer le
vent dans les ramures. La Chauve-souris ponctue son discours de "tsk" angoissés
alors que l'Ecureuil "tousse à la manière de..." ! La Rainette
bégaie et accompagne ses sauts de "Ploc" du plus réjouissant
effet et le choeur des grenouilles installe une atmosphère mystérieuse
grâce à leur "Ké ké ké kék", "Côac",
"Hihon" et autre "Crrr" !
Les Rôles
L'Enfant - mezzo-soprano
Maman - contralto
La Bergère - soprano
La Tasse chinoise - mezzo-contralto
Le Feu - soprano léger
La Princesse - soprano léger
La Chatte - mezzo-soprano
La Libellule - mezzo-soprano
Le Rossignol - soprano léger
La Chauve-souris - soprano
La Chouette - soprano
L'Ecureuil - mezzo-soprano
Une Pastourelle - soprano
Un Pâtre - contralto
Le Fauteuil - basse chantante
L'Horloge comtoise - baryton
La Théière - ténor
Le Petit vieillard - trial
Le Chat - baryton
L'Arbre - basse
La Rainette - ténor
Le banc, le canapé, le pouf,
la chaise de paille - choeur d'enfants
Les chiffres - choeur d'enfants
Les pastoures, les pâtres -
choeur
Les rainettes, les bêtes, les
arbres - choeur
Le Feu, la Princesse, le Rossignol
doivent être chantés par la même personne.
L'Arithmétique, la Rainette
doivent être chantés par la même personne.
Maman, la Tasse chinoise, la Libellule
peuvent être chantées par la même personne.
La Bergère, la Chouette peuvent
être chantées par la même personne.
La Chatte, l'Ecureuil peuvent être
chantés par la même personne.
L'Horloge comtoise, le Chat peuvent
être chantés par la même personne.
Le Fauteuil, l'Arbre peuvent être
chantés par la même personne.
Les soli de bêtes, à
l'avant-dernière scène, doivent être chantés
par des premiers rôles.
Pas moins de vingt et un rôles
solistes, un choeur d'adulte et un choeur d'enfants pour seulement cinquante
minutes de musique, là encore, Ravel n'y est pas allé de
main morte ! En fait, si on suit à la lettre les recommandations
du compositeur, les rôles solistes se réduisent à onze
(L'Opéra Studio de l'Opéra de Lyon a même donné,
il y a quelques années, une version avec huit chanteurs qui assumaient
rôles et choeurs !). Tous les rôles ne sont pas écrasants
: ils vont de l'Enfant qui ne quitte pas la scène de toute la pièce
à la Chouette qui ne se voit confier que six mesures sur "Hou" !
Ravel traite les voix comme les instruments
: il utilise toutes les sonorités possibles dans chaque tessiture.
Le Ténor se voit confier un contre-fa dans la Théière
et deux contre-mi dans l'Arithmétique, le Baryton fait sonner son
Horloge sur des Sol aigus et miauler son Chat au Sol #, le Feu et le Rossignol
voisinent avec des stratosphères vocales dignes d'une reine donizettienne
et la Maman ou la Tasse sont cantonnées au bas medium et au grave
de leur tessiture. Non content de hérisser ses rôles de difficultés
techniques, Ravel use et abuse de nasalités, parlando, onomatopées
et falsettos pour servir son propos. Mais, en grand connaisseur de la voix,
il réserve aussi à chaque rôle des parties très
vocales pour servir le texte et les effets ne brouillent jamais la diction.
La typologie vocale de l'opéra
peut parfois aussi sembler déroutante. Quelques grands classiques
(Rossignol et Feu confiés à un soprano léger, Arbre
à une Basse) voisinent avec des choix plus audacieux : Libellule
caverneuse, Horloge barytonale par exemple. Mais si l'on regarde de plus
près l'équilibre général de l'oeuvre, on comprend
rapidement ces choix. Tous les duos sont très équilibrés
: la Libellule sonne merveilleusement dans le grave, car elle est accompagnée
par le Rossignol ; le duo Chat-Chatte confié à deux voix
moyennes permet des mélanges de couleurs grâce aux nasalités
spécifiques de ces voix dans la tessiture aiguë de cette pièce
; la Tasse contralto et la Théière ténor peuvent échanger
leur voix aux hauteurs réelles dans leur duo et la tessiture extrêmement
tendue de l'Horloge exprime à merveille l'angoisse de l'objet démantibulé.
Ravel réserve aux choeurs un
rôle très particulier dans son opéra : ils sont, comme
l'orchestre, une toile de fond poétique indispensable aux grands
moments de la pièce (jardin, pastoureaux, ronde de l'Arithmétique
et bien sûr la superbe fugue finale, seul exemple de fugue vraiment
abouti dans une oeuvre de Ravel).
A la recherche d'un "style français"
perdu depuis la "trahison" de Gluck, Ravel s'est approché au plus
près du public. Pourtant, sous des apparences de simplicité
enfantine, il a, dans L'Enfant et les sortilèges, mis en oeuvre
tout
son art des contrastes, son humour distancié pour composer un chef-d'oeuvre
d'équilibre et d'esprit sans jamais donner l'impression d'écrire
un ouvrage lourd et savant. C'est cette légèreté et
cette délicatesse qui en font une oeuvre hors norme.
Jean-Christophe Henry
Argument
Discographie
par Jean-Christophe Henry