L'Enfant et les Sortilèges
Argument
N.B. : Le livret de Colette peut facilement
être résumé en quelques lignes, mais il serait dommage
de se priver des nombreuses didascalies et indications de décor
dont le poète et le compositeur ont émaillé la partition.
Nous avons donc opté pour une large reprise de ces indications dans
cet argument.
Une pièce à la campagne
(plafond très bas), donnant sur un jardin. Une maison normande,
ancienne, ou mieux : démodée ; de grands fauteuils, houssés
; une haute horloge en bois à cadran fleuri. Une tenture à
petits personnages "bergerie". Une cage ronde à écureuil,
pendue près de la fenêtre. Grande cheminée à
hotte, un reste de feu paisible, une bouilloire qui ronronne. Le Chat aussi.
C'est l'après-midi. L'Enfant, six ou sept ans, est assis devant
un devoir commencé. Il est en pleine crise de paresse, il mord son
porte-plume, se gratte la tête et chantonne à demi-voix.
La porte s'ouvre. Entre Maman (ou plutôt
ce qu'en laissent voir le plafond très bas et l'échelle de
tout le décor où tous les objets assument des dimensions
exagérées, pour rendre frappante la petitesse de l'Enfant)
c'est à dire une jupe, le bas d'un tablier de soie, la chaîne
d'acier où pend une paire de ciseaux, et une main. Cette main se
lève, interroge de l'index : "Bébé a été
sage ? Il a fini sa page ?" L'Enfant ne répond rien et se laisse
glisser,
boudeur, en bas de sa chaise. La robe s'avance sur la scène, une
main tendue au-dessus du cahier. L'autre main, plus haute, soutient un
plateau portant la théière et la tasse du goûter. "Oh
! Tu n'as rien fait. Tu as éclaboussé d'encre le tapis !
Regrettes-tu ta paresse ? Promettez-moi, bébé de travailler
? Voulez-vous me demander pardon ?" Pour toute réponse, Bébé
lève la tête vers maman et tire la langue. La jupe recule
un peu. La seconde main dépose sur la table le plateau du goûter.
Maman punit l'Enfant en le consignant dans sa chambre jusqu'au dîner.
La porte s'ouvre, la robe s'en va. L'Enfant, resté seul, est pris
d'une frénésie de perversité. Il trépigne et
crie à pleins poumons vers la porte : "Ca m'est égal ! Justement
j'ai pas faim ! Justement j'aime beaucoup mieux rester tout seul ! Je n'aime
personne ! Je suis très méchant !".
Il balaie d'un revers de la main la
théière et la tasse, qui se cassent en mille morceaux, puis
il grimpe sur la fenêtre, ouvre la cage de l'Ecureuil et veut piquer
la petite bête avec sa plume de fer. L'Ecureuil, blessé, crie
et s'enfuit par l'imposte ouverte de la croisée. L'Enfant saute
à bas de la fenêtre et tire la queue du chat, qui jure et
se cache sous un fauteuil. Il brandit le tisonnier, fourgonne le Feu, y
renverse la bouilloire : flot de cendres et de fumée. Il se sert
du tisonnier comme d'une épée pour attaquer les petits personnages
de la tenture qu'il lacère : de grands lambeaux de tenture se détachent
du mur et pendent. Il ouvre la boite de la grande horloge, se pend au balancier
de cuivre qui lui reste entre les mains, puis, avisant sur la table les
cahiers et les livres, il les met en pièces an riant aux éclats
et en criant : "Plus de leçon ! Plus de devoir ! Je suis libre !
Méchant et libre !".
Saoul de dévastation, il va
tomber, essoufflé, entre les bras d'un grand fauteuil couvert d'une
housse à fleurs. Mais, ô surprise ! les bras du fauteuil s'écartent,
le siège se dérobe, et le Fauteuil, clopinant lourdement
comme un énorme crapaud, s'éloigne. Ayant fait trois pas
en arrière, le Fauteuil revient, lourd et goguenard, et s'en va
saluer une petite bergère Louis XV, qu'il emmène avec lui
pour une danse compassée et grotesque. Les deux valseurs, puis le
reste du mobilier de la chambre repoussent l'Enfant en lui prédisant
une vie sans le repos qu'ils lui prodiguaient. Immobile de stupeur, l'Enfant,
adossé au mur, écoute et regarde. Soudain, sur deux pieds
qui dépassent sous sa chemise de bois, l'Horloge avance. Elle a
une ronde petite figure rose à la place de son cadran et deux bras
courts gesticulant. Elle se lamente sur son sort et évoque les douces
heures qu'elle a ponctuées jusqu'ici, puis, sonnant lamentablement,
elle traverse la scène, s'en va à l'autre bout de la pièce,
face au mur, et redevient immobile.
On entend deux voix nasillardes au
ras du sol. La Théière (Wegwood noir) et la Tasse (Chinoise)
s'animent et se lancent à tour de rôle puis ensemble dans
une danse (un fox-trot plein de punch pour la Théière et
danse asiatique pour la Tasse), menaçante et langoureuse, avant
de disparaître.
Le soleil a baissé. Ses rayons
horizontaux deviennent rouges. L'Enfant frissonne de peur et de solitude
; il se rapproche du Feu, qui lui crache au visage une fusée étincelante.
Bondissant hors de la cheminée, mince, pailleté, éblouissant,
il fustige l'Enfant : "Je réchauffe les bons, mais je brûle
les méchants !". Il s'élance et poursuit d'abord l'Enfant
qui s'abrite derrière les meubles. Derrière le Feu naît,
sous ses pas, la Cendre. Elle est grise, onduleuse, muette et le Feu ne
la voit pas d'abord. Puis l'ayant vue, il joue avec elle. La Cendre joue
avec lui et tente sous ses longs voiles gris de le maîtriser. Il
rit, s'échappe et danse. Le jeu continue jusqu'au moment où,
las de lutter, le Feu se laisse éteindre. Il tente un dernier sursaut
pour se libérer, brille encore un instant puis s'endort, roulé
dans les longs bras et les voiles de la Cendre. Au moment où il
cesse de briller, l'ombre envahit la chambre, le crépuscule est
venu, il étoile déjà les vitres et la couleur du ciel
présagent le lever de la pleine lune. L'Enfant appelle à
mi-voix : "J'ai peur...". Des rires menus lui répondent. Il cherche
et voit se soulever les lambeaux déchirés de la tenture.
Tout un cortège de petits personnages peints sur le papier s'avance,
un peu ridicules et très touchants. Il y a la Pastoure, le Pâtre,
les moutons, le chien, la chèvre, etc. Une musique naïve de
pipeaux et de tambourins les accompagnent. Ballet des petits personnages
qui expriment, en dansant, le chagrin de ne pouvoir plus se joindre. Ils
s'en vont et avec eux la musique de cornemuse et de tambourin.
L'Enfant s'est laissé glisser
de tout son long à terre, la figure sur ses bras croisés,
il pleure. Il est couché sur les feuillets lacérés
des livres. Ces grands feuillets, sur lesquels il est étendu, se
soulèvent comme une dalle pour laisser passer d'abord une main langoureuse,
puis une chevelure d'or, puis toute une Princesse adorable de conte de
Fées, qui semble à peine éveillée, et étire
ses bras chargés de joyaux. L'Enfant reconnaît l'héroïne
du conte que Maman lui a lu la veille. Tendrement, elle lui rappelle l'éphémère
histoire d'amour qui les a unis dans ses rêves, la nuit passée.
L'Enfant tente de l'enlacer mais le sol bouge au-dessous d'elle. Elle appelle
à l'aide, l'enfant la retient en vain par sa chevelure d'or, par
ses voiles, par ses longues mains blanches, mais une force invisible aspire
la Princesse qui disparaît sous la terre.
L'Enfant seul et désolé,
à mi-voix, chante son amour disparu. Il se penche et cherche parmi
les feuillets épars la fin du conte de Fées, mais en vain.
"Rien, tous ceux-ci sont des livres arides, d'amères et sèches
leçons." Il les pousse du pied, mais de petites voix aigres sortent
d'entre les pages, qui se soulèvent et laissent voir les malicieuses
et grimaçantes petites figures des chiffres. D'un grand album, plié
en forme de toit, sort un petit vieillard bossu, crochu, barbu, vêtu
de chiffres, coiffé d'un ?, ceinturé d'un mètre de
couturière et armé d'une équerre. C'est l'Arithmétique,
il tient un livre de bois qui claque en mesure, et il marche à tous
petits pas dansés, en récitant des bribes de problèmes.
Il aperçoit l'Enfant et se dirige vers lui de la plus malveillante
manière. Il danse autour de l'Enfant en multipliant les passes maléfiques,
rapidement rejoint par les chiffres soulevant les feuillets et piaillant
de concert. Il entraîne l'Enfant dans une ronde folle en le soûlant
de fausses tables d'addition et de multiplication, jusqu'à le laisser
à terre, étourdi.
L'Enfant se relève péniblement
sur son séant. La lune est levée, elle éclaire la
pièce. Le Chat noir sort lentement de dessous le fauteuil. Il s'étire,
bâille et fait sa toilette. L'Enfant ne le voit pas d'abord et s'étend,
harassé, la tête sur un coussin de pieds. Le Chat roule une
balle de laine. Il arrive auprès de l'Enfant et veut jouer avec
la tête blonde comme avec une pelote. L'Enfant se relève à
demi et voit le Chat : "C'est toi chat, que tu es grand est terrible, tu
parles aussi, sans doute !". Le Chat fait signe que non, jure et se détourne
de l'Enfant. Il joue avec sa pelote. La Chatte blanche paraît dans
le jardin. Le Chat interrompt son jeu. S'engage entre les deux félins
un long duo langoureux de plus en plus intense. Le Chat va rejoindre la
Chatte. L'Enfant le suit peureusement, attiré par le jardin. Les
parois de la chambre s'écartent, le plafond s'envole et l'Enfant
se trouve, avec le Chat et la Chatte, transporté dans le jardin
éclairé par la pleine lune et la lueur rose du couchant.
Des arbres, des fleurs, une toute petite
mare verte, un gros tronc vêtu de lierre. Musique d'insectes, de
rainettes, de crapauds, de rires de chouettes, de murmures de brise et
de rossignols.
L'Enfant, ouvrant les bras, se réjouit
de retrouver son jardin. Il s'appuie au gros tronc d'arbre qui soudain
s'anime pour gémir en se plaignant de la blessure que l'Enfant a
faite à son flanc avec un couteau. Tous les autres arbres du jardin
reprennent cette plainte en choeur. L'Enfant apitoyé, appuie sa
joue contre l'écorce du gros Arbre.
Une Libellule passe, grésillante
et disparaît. Elle repasse encore. D'autres la suivent. Un Sphinx
du laurier rose l'imite. D'autres Sphinx, d'autres Libellules. L'une d'elles
demande à l'Enfant de lui rendre sa compagne alors que l'on entend
un Rossignol chanter au loin avec les autres animaux du jardin. L'Enfant
fini par avouer : il a épinglé la Libellule contre le mur
de sa chambre.
La Chauve-souris harcèle à
son tour l'Enfant en lui rappelant sa compagne qu'il a tuée avec
un bâton, puis laisse l'Enfant seul dans le silence de la nuit.
Au-dessous, une petite Rainette émerge
de la mare, s'appuie des deux mains au bord. Une autre fait de même,
puis une autre, et la mare se trouve couronnée de Rainettes, bien
serrées les une contre les autres. Elles sortent, et se mettent
à jouer à la manière des Rainettes. Elles dansent.
L'une d'elles s'appuie de la main au
genou de l'Enfant. L'Ecureuil, à la fourche de deux branches basses
et toussant à la manière des Écureuils, prévient
sèchement la Rainette des risques qu'elle prend à trop s'approcher
de l'Enfant : "Sauve-toi, sotte ! Et la cage ! La cage !". Celle-ci s'éloigne,
incrédule, en évoquant le chiffon rouge que l'Enfant utilise
pour l'attraper. L'Enfant tente de se justifier auprès de l'Ecureuil
: "La cage, c'était pour mieux voir ta prestesse, tes quatre petites
mains, tes beaux yeux...". Celui-ci lui montre le jardin et ses congénères
bondissant : en l'enfermant, c'est cette liberté qu'il lui a volée.
Pendant qu'il parle, le jardin se peuple d'écureuils bondissant.
Leurs jeux, leurs caresses, suspendus en l'air, n'inquiètent pas
ceux des rainettes, au-dessous. Un couple de Libellules, enlacé,
se disjoint, s'accole. Un groupe de Sphinx du laurier-rose les imite. D'autres
groupes se nouent, se défont. Le jardin, palpitant d'ailes, rutilant
d'Écureuils, est un paradis de tendresse et de joie animale. Le
Chat noir et la Chatte blanche paraissent au faîte du mur. Le Chat
lèche amicalement les oreilles de la Chatte, joue avec elle. Ils
s'éloignent, l'un suivant l'autre, sur le faîte étroit
du mur. Resté seul, oublié par les animaux, l'Enfant, inquiet,
malgré lui, appelle à mi-Voix : "Maman".
A ce cri, toutes les Bêtes se
dressent, se séparent, les unes fuient, les autres accourent, menaçantes,
mêlent leurs voix à celles des arbres. Après quelques
hésitations, toutes les bêtes fondent à la fois sur
l'Enfant, le cernent, le poussent, le tirent. C'est une frénésie
qui devient lutte, car chaque bête veut être seule à
châtier l'Enfant ; elles commencent à s'entredéchirer.
L'Enfant pris, délivré, repris, passe de pattes en pattes.
Au plus fort de la lutte, il est projeté dans un coin de la scène
et les bêtes l'oublient, dans leur ivresse de combattre. Presque
en même temps, un petit Écureuil, blessé, vient choir
auprès de l'Enfant avec un cri aigu. Les Bêtes, honteuses,
s'immobilisent, se séparent, entourent de loin l'Écureuil
qu'elles ont meurtri...
Arrachant un ruban de son cou, l'Enfant
lie la patte blessée de l'Écureuil, puis retombe sans force.
Profond silence parmi les Bêtes : "Il a pansé la plaie...".
Honteuses, elles se rapprochent et entourent l'Enfant, gisant. Les Ecureuils
se suspendent aux branches au-dessus de lui, les Libellules l'éventent
de leurs ailes : "Il se tait, va-t-il mourir ?". L'une des bêtes,
en désignant la maison : "C'est là qu'est le secours ! Ramenons-le
au nid ! Il faut que l'on entende, là-bas, le mot qu'il a crié
tout à l'heure... Essayons de crier le mot...". Les Bêtes,
toutes ensembles, soulèvent l'Enfant inerte et pâle et l'emportent,
pas à pas, vers la maison en essayant de dire : "Maman". L'Enfant
ouvre les yeux, essaie de se tenir debout. De la patte, de l'aile, de la
tête, des reins, les Bêtes le soutiennent encore... Une lumière
paraît aux vitres, dans la maison. Les Bêtes chantent, comme
un adieu : "Il est bon, l'Enfant, il est sage..." En même temps la
lune, dévoilée, l'aube, rose et d'or, inondent le jardin
d'une clarté pure. Les Bêtes, une à une, retirent à
l'Enfant leur aide qui devient inutile, défont harmonieusement,
à regret, leur groupe serré contre l'Enfant, mais elles l'escortent
d'un peu plus loin, le fêtant de battements d'ailes, de culbutes
de joie, puis limitant à l'ombre des arbres leur bienveillant cortège,
laissent l'Enfant seul, droit, lumineux et blond dans un halo de lune et
d'aube et tendant ses bras vers celle que les Bêtes ont appelée
: "Maman".
Jean-Christophe Henry
Analyse
Discographie
par Jean-Christophe Henry